Karim Khan
Procureur de la Cour pénale internationale

karim-khan-portrait

Karim Khan,
Procureur de la Cour pénale internationale
©John Thys / AFP

Entretien

Depuis le début de votre enquête en mars 2022, vous vous êtes rendu en Ukraine à plusieurs reprises. Comment se déroule votre enquête, qu’avez-vous observé et quelles sont les principales difficultés ?

L’appel à la mobilisation sans précédent adressé à notre Bureau, notamment par les 43 États parties qui ont déféré la situation à la Cour pénale internationale (CPI) aux fins de l’ouverture d’une enquête, nous a permis d’entamer rapidement notre travail d’enquête. Il est primordial de montrer la souplesse et la capacité du Bureau à réagir en temps réel face aux crimes actuellement perpétrés en Ukraine. Comme je l’ai dit lors de ma première visite à Kiev, l’Ukraine est une scène de crime, avec une destruction à grande échelle des infrastructures publiques et une immense souffrance des personnes, enfants, femmes et hommes, de tous âges. Dans ces circonstances, la justice ne peut rester spectatrice. Notre Bureau s’efforce, depuis le début de l’enquête, d’appliquer le droit comme un outil de stabilité et de sécurité, de manière pratique et efficace.
Nous avons été présents en Ukraine, notamment lors de plusieurs missions que j’ai dirigées, et nous allons bientôt ouvrir une antenne spécifique de la CPI à Kiev. Notre équipe spécialisée de juristes, d’enquêteurs, d’analystes, d’experts en criminalistique et autres s’emploie à collecter, à traiter et à analyser les éléments de preuve relatifs aux crimes qui auraient été commis dans la situation en cause, dont des allégations de meurtre, de torture ou d’attaques dirigées intentionnellement contre la population civile et des biens à caractère civil. Nous avons aussi bénéficié du détachement d’une équipe d’experts néerlandais en analyse criminalistique et en scènes de crime, qui a également été déployée en Ukraine. Ce soutien représente un nouveau modèle de partenariat avec les autorités nationales que nous sommes en train de construire avec d’autres États parties. Il a fait suite au déploiement rapide en Ukraine, peu après les événements de février, d’experts français en analyse criminalistique, qui ont collecté des informations et des éléments de preuve également susceptibles d’être utilisés dans le cadre de procédures devant la Cour pénale internationale.
Cette coordination, ainsi que les efforts concertés des États, des organisations internationales et régionales et des organisations de la société civile qui sont également actives sur le terrain, sont nécessaires pour que le droit puisse remplir son objectif, tout en évitant une accumulation excessive de preuves documentaires ainsi qu’un nouveau traumatisme pour les victimes et les témoins. Telles sont les leçons d’un passé récent, que nous devons appliquer dans la pratique.

karim-khan-campfire

©DR

Les atrocités de cette guerre peuvent faire douter de la pertinence du droit et de la protection qu’il peut offrir. Comment la CPI veille-t-elle à ce que le droit ne soit pas mis de côté en temps de guerre ?

J’ai conscience que notre travail d’enquête ne doit pas finir sous la forme de rapports rangés au fond d’un placard, à des fins historiques. Il doit avoir pour objectif de défendre les droits des personnes et leur droit à une protection contre les atrocités, ainsi que d’obliger les auteurs de ces crimes à rendre des comptes. En faisant connaître les mesures concrètes prises face à des faits spécifiques dans un délai qui rende nos actions pertinentes au regard du conflit, j’espère que l’impact de notre travail d’enquête pourra être accru et que les personnes impliquées dans ce conflit prendront mieux conscience de la nécessité d’adhérer aux principes du droit international humanitaire.
En définitive, si nous pouvons montrer, par l’avancée de nos enquêtes, que les auteurs de crimes internationaux en Ukraine peuvent être poursuivis par mon Bureau, nous aurons démontré que le droit est en première ligne aux côtés de ceux qui craignent pour leur vie.
Pour y parvenir, nous devons aujourd’hui maintenir la dynamique que nous avons créée, en nous appuyant sur notre esprit de collaboration et nos approches de partenariat innovantes. À l’heure actuelle, notre direction commune est nécessaire pour donner une impulsion nouvelle au droit et répondre aux attentes légitimes des personnes qui placent en nous l’espérance d’un minimum de protection.

« En définitive, si nous pouvons montrer, par l’avancée de nos enquêtes, que les auteurs de crimes internationaux en Ukraine peuvent être poursuivis par mon Bureau, nous aurons démontré que le droit est en première ligne avec ceux qui craignent pour leur vie. »

Sur quel type d’auteurs de crimes enquêtez-vous ? Est-il possible d’atteindre le sommet des chaînes de commandement militaires ?

Dans notre travail, nous sommes guidés par le droit ainsi que par les informations et les éléments de preuve que nous collectons au cours de nos activités d’enquête indépendantes et impartiales. L’objectif de ces activités, soumises à un contrôle judiciaire, est d’identifier les personnes qui peuvent être tenues pénalement responsables en dernier ressort de crimes visés par le Statut de Rome. Nous avons adopté un modèle souple qui nous permettra de rechercher les éventuels auteurs de crimes ayant un rang hiérarchique élevé, mais aussi en parallèle, de monter en puissance à partir d’affaires de moindre envergure, si nécessaire.
En obtenant des résultats plus rapidement que nous l’avons peut-être fait dans le passé, nous pourrions renforcer la dissuasion et, ainsi, avoir un effet préventif sur de futures atrocités. Le principe de responsabilité exige des efforts et mérite respect et adhésion.
Dans le cadre de ce processus, notre Bureau s’est mis en relation avec toutes les parties au conflit. Les autorités ukrainiennes coopèrent avec le Bureau, tandis que les demandes adressées à la Fédération de Russie sont restées sans réponse jusqu’à présent. Le Bureau continuera de solliciter des informations auprès de tous les acteurs concernés dans l’exercice de sa mission.

Lors de votre premier discours en tant que Procureur de la CPI, en juin 2021, vous avez évoqué l’importance de la coopération et de la complémentarité avec les États. Depuis le début de l’enquête en Ukraine, une coopération sans précédent a été mise en place entre la CPI, les autorités nationales et Eurojust. Comment se déroule cette coopération et que vous apporte-t-elle dans votre travail ?

Compte tenu de l’ampleur possible des crimes commis en Ukraine, notre Bureau est engagé dans une étroite coordination avec différents acteurs internationaux, régionaux et nationaux, qui sont également actifs dans la collecte d’informations et d’éléments de preuve. La CPI n’est pas l’unique recours et le Bureau explore de nouvelles façons de travailler avec ses partenaires.
Pour mener une coordination rapide et une coopération en temps opportun, notamment dans la mesure où le conflit est en cours, notre Bureau a en effet intégré, pour la première fois, une équipe commune d’enquête avec plusieurs autorités nationales, dont celles d’Ukraine, sous les auspices d’Eurojust. Grâce à cette participation, le Bureau renforce sa capacité à accéder à des informations pertinentes pour ses enquêtes indépendantes et à les recueillir. Dans un esprit de complémentarité, il cherche également à identifier les opportunités de fournir des informations et des éléments de preuve aux autorités nationales concernées et à d’autres, pour appuyer leurs enquêtes et leurs poursuites.
En matière de coordination, les investissements de notre Bureau dans les outils technologiques, tels que le déploiement de l’intelligence artificielle et l’utilisation des outils d’apprentissage automatique, jouent également un rôle important. Nous avons accéléré ce travail en établissant un partenariat solide avec Microsoft, tout en nous appuyant sur le soutien financier apporté par les États parties en réponse à ma demande de contributions. Ces outils nous aideront à rationaliser la collecte, l’analyse et le traitement des preuves. Ils permettront aussi de rendre plus accessibles ces informations pour les autres acteurs travaillant à la collecte de preuves. Les retombées de ces investissements s’étendront à toutes les situations faisant actuellement l’objet d’une enquête par le Bureau.
Depuis le début de la phase actuelle du conflit en Ukraine, j’ai toujours été d’avis que nous devions assurer la cohérence de l’action et la coordination autant que possible. Dans cette optique, mon Bureau a coorganisé en juillet, avec les Pays-Bas et la Commission européenne, une conférence ministérielle au cours de laquelle 45 États ont convenu de travailler à la création d’un groupe de discussion sur l’établissement des responsabilités pour les crimes commis en Ukraine. Celui-ci est destiné à accroître la visibilité à l’égard de tous les acteurs, concernant les actions entreprises en faveur de l’établissement des responsabilités en Ukraine.

« La guerre en Ukraine a mis brutalement en évidence la nécessité d’un réveil du droit. »

En quoi la guerre en Ukraine fait-elle évoluer le droit pénal international et comment envisagez-vous l’avenir en la matière ?

La guerre en Ukraine a mis brutalement en évidence la nécessité d’un réveil du droit. Avec la destruction des espoirs et de l’avenir des victimes, de nombreuses personnes ont pris conscience qu’il était temps de donner un nouvel élan au droit international. Il est également essentiel que nous traitions avec une vigilance et une urgence similaires d’autres situations dramatiques qui requièrent notre attention. Il nous incombe désormais, à la communauté internationale dans son ensemble, d’ouvrir une nouvelle ère de la responsabilité, par une application du droit toujours plus cohérente et respectueuse dans le monde entier, afin de protéger les générations futures de la cruauté et des crimes dont malheureusement trop de personnes souffrent encore aujourd’hui.

remonter

OCTOBRE 2022
Conseil constitutionnel
2, rue de Montpensier 75001 Paris

DIRECTEUR DE PUBLICATION :
Laurent Fabius
COORDINATION ÉDITORIALE :
Sylvie Vormus, Florence Badin
CONCEPTION ET RÉALISATION :
Agence Cito

Les opinions exprimées dans les points de vue et les contributions extérieures n’engagent que leurs auteurs.
Retrouvez toute l’actualité du Conseil constitutionnel sur Twitter et Facebook.