Titre VII
N° 9 - octobre 2022
Leçon inaugurale, Ecole de droit de Sciences Po, 28 septembre 2022, discours de Laurent Fabius, Président du Conseil constitutionnel
Madame la Présidente, Monsieur le Directeur, Madame la Directrice Exécutive, Monsieur le Doyen, Mesdames et Messieurs les professeurs et étudiants de l'Ecole de droit, Mesdames, Messieurs, chers amis,
Merci à Mathias Vicherat et au Professeur Pimont de m'avoir invité à prononcer cette Leçon inaugurale. Merci pour votre accueil dans cet amphithéâtre Boutmy que j'ai plaisir à retrouver en cette rentrée de célébration des 150 ans de Sciences Po, après l'avoir fréquenté quand j'étais étudiant il y a de cela quelques années.
Le Président du Conseil constitutionnel s'exprime peu publiquement. Les membres du Conseil sont en effet tenus à une obligation de réserve. Compte tenu de ce qu'est devenu le système médiatico-politique, j'avoue que je n'en éprouve aucune souffrance grave. Mais la réserve n'est pas l'effacement. C'est donc volontiers que j'ai accepté l'invitation à m'exprimer devant vous, parce que l'Ecole de droit est devenue assez incontournable pour la transmission du savoir, pour la préparation à de hautes fonctions juridiques comme pour la recherche en droit. Et parce que, en outre, je considère comme de ma responsabilité de rester au contact de la société - j'étais hier à Marseille pour une audience délocalisée du Conseil, j'y retournerai la semaine prochaine à la faculté de droit, pour rendre publiques nos décisions et les expliquer. Un peu plus de six ans après ma prise de fonction, je souhaite donc ce soir partager avec vous quelques réflexions disparates sur ce qu'est et ce que devrait être le rôle du droit dans notre monde en bouleversement.
« La fin des certitudes » : ce titre de l'ouvrage du prix Nobel de chimie Ilya Prigogine publié en 1996 où l'univers est décrit non plus comme une horloge parfaitement réglée mais comme un chaos imprévisible, se vérifie largement bien au-delà des sciences. Des transformations profondes interviennent, qui révèlent parfois leurs conséquences positives, souvent leurs effets négatifs - je pense au dérèglement climatique - ou ambigus - la mondialisation hier, la fracturation aujourd'hui, la révolution numérique, etc... L'insécurité qu'elle soit de nature sanitaire, climatique, nucléaire...), l'inflation, les pénuries d'énergie, la crise de la démocratie, les conflits internationaux - le temps des épreuves est incontestablement là et il interroge notamment les juristes sur les moyens de faire face et si possible d'en sortir.
Dans un tel contexte, comment ne pas ressentir une grande perplexité en pensant à l'avenir ? Cette question résonne de manière particulière pour votre génération. Mais, au-delà de la jeunesse, toutes sortes de réactions ont de quoi inquiéter : la sidération, le repli, la colère. Quand ce n'est pas le déni qui s'installe et amène à l'immobilisme.
Face à de tels bouleversements tectoniques, on me demande souvent si je suis optimiste ou pessimiste. J'ai coutume de répondre que je suis à la fois réaliste et volontariste, convaincu qu'il faut aborder notre époque avec deux mots d'ordre.
La lucidité : les méga-crises que nous traversons nous obligent à dire la vérité, à ouvrir les yeux sur la complexité du monde, à réfléchir sur l'origine de ces perturbations et sur les modalités d'actions possibles.
L'autre mot d'ordre est l'ambition : je partage l'opinion du sociologue allemand Ulrich Beck pour qui certains événements s'apparentent à des « catastrophes émancipatrices ». Puisque nombre de nos repères volent en éclats, ne devons-nous pas saisir l'occasion pour essayer d'en reconstruire d'aussi bons ou même de meilleurs ? Cela nécessite du courage, au sens où l'entendait dans son fameux Discours à la Jeunesse de 1903 Jean Jaurès, c'est-à-dire d'« aller à l'idéal et de comprendre le réel ».
J'ai choisi d'aborder aujourd'hui avec vous, un peu arbitrairement je le reconnais, 4 thèmes, pour chacun desquels le droit est convoqué.
1. Le premier, c'est la question de « La Guerre et le Droit », avec pour tragique application l'agression russe de l'Ukraine
La guerre de la Russie contre l'Ukraine est évidemment d'abord un drame humain effroyable. Elle nous concerne particulièrement puisqu'elle se déroule aux frontières mêmes de l'Union européenne, qu'elle entraîne des conséquences sur notre vie quotidienne et puisque, en fonction de son issue, beaucoup de paramètres dans la vie internationale et nationale peuvent évoluer.
Contrairement à ce qu'une approche trop rapide pourrait faire penser, la guerre n'est pas l'absence de droit. Pendant longtemps elle le fut, mais c'est un acquis de civilisation d'avoir su, imparfaitement sans doute, établir des règles s'appliquant ou censées s'appliquer pendant la guerre et à son issue : certaines armes sont interdites, les populations civiles sont protégées, certaines actions sont susceptibles d'être poursuivies et leurs auteurs jugés et condamnés devant les juridictions internationales ou nationales : Cour Internationale de Justice, Cour Pénale International, Tribunal Spécial ad hoc, juridictions nationales et application de la « compétence universelle ». Je ne vais pas examiner ici toutes ces questions, au demeurant essentielles. Elles feront l'objet, je vous le signale, d'un débat organisé au Conseil constitutionnel dans quelques jours, le soir du 4 octobre prochain, lors de La Nuit du droit, débat auquel j'ai convié notamment à intervenir mon prédécesseur et ami Robert Badinter, le Procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan, le Procureur général d'Ukraine, Andriy Kostin et le Colonel commandant l'Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale François Heulard. L'ambassade nous a également informés qu'était prévu un message spécial à cette occasion du Président ukrainien Zelensky et nous en sommes reconnaissants. Celles et ceux d'entre vous que ces sujets intéressent pourront, selon des modalités précisées sur le site de La Nuit du droit, y assister. Pour moi, une exigence absolue s'impose : les auteurs des crimes commis en Ukraine devront être poursuivis, jugés, et punis. Les remarques que je vais faire à propos de ce conflit sont d'un ordre un peu différent.
La première, à l'articulation entre le droit, la diplomatie et la politique, concerne la notion de solidarité. Il me parait tout à fait légitime et même nécessaire que notre pays soit solidaire de l'Ukraine qui fait l'objet d'une attaque brutale et injustifiée, contraire au droit international, de la part de la Russie. Cette solidarité se traduit de notre part par des appuis divers, notamment militaires et des sanctions économiques, mesures qui entrainent par contrecoup des conséquences sur la France et sur les Français. On peut bien sûr discuter ces choix, mais ce qui me paraît en revanche insoutenable, c'est de laisser croire comme certains qu'on pourrait être solidaires sans que cela implique de notre part des efforts, et même des sacrifices. On peut refuser la solidarité, mais si on revendique la solidarité, alors il faut accepter les efforts qui vont avec.
Ma deuxième remarque porte non seulement sur l'arme nucléaire et sa doctrine d'emploi mais sur la dissémination nucléaire. Les déclarations et menaces russes concernant l'utilisation de l'arme nucléaire, combinées avec ses pseudo-référendums d'annexion nous amènent à nous interroger sur l'usage de ces armes terribles mais aussi sur la dissémination nucléaire. Jusqu'en 1994, l'Ukraine disposait sur son sol d'un énorme stock d'armes nucléaires dont elle avait hérité à la dislocation de l'URSS. Elles ont à cette date, été acheminées en Russie. Il n'est pas besoin de longs développements pour comprendre que, si elle les avait conservées sur son sol, la position du Président Poutine eût été sans doute différente. Symétriquement, la détention par la Russie de l'arme nucléaire explique pour une bonne part la retenue, tout à fait raisonnable, observée dans la contre-offensive occidentale à l'égard de la Russie. Vous connaissez par ailleurs les débats liés à la détention par la Corée du Nord de l'arme nucléaire. Vous suivez les actuelles difficiles négociations autour du nucléaire iranien, à la suite du retrait regrettable opéré par le Président Trump de l'accord de juillet 2015 que nous avions signé avec l'Iran. Où veux-je en venir ? A ceci que, selon l'issue du conflit russo-ukrainien, il apparaîtra - ou non - à tous les autocrates actuels et futurs que pour eux la seule impunité absolue est - ou non - assurée par la détention de l'arme nucléaire. Avec le conflit russo-ukrainien se joue donc aussi la question essentielle, mais peu abordée publiquement, d'une incitation puissante - ou non - à la dissémination nucléaire.
Troisième remarque, qui nous ramène directement au droit. Les régimes qui violent le droit à l'extérieur, particulièrement dans leurs actions de guerre, sont généralement aussi ceux qui bafouent le droit à l'intérieur de leurs frontières. On ne prétendra certainement pas que toutes les démocraties ont toujours adopté un comportement extérieur juridiquement impeccable, mais retenons cette idée, statistiquement juste : les régimes qui respectent l'Etat de droit à l'intérieur le respectent en général au niveau international, cependant que ceux qui le piétinent à l'intérieur ont à coup sûr une propension à bafouer aussi les règles du droit international. Cela ne les empêche pas, utilisant culot et casuistique, de prétendre fonder en droit leurs violations du droit. Ainsi la Russie a-t-elle prétendu que son « opération militaire spéciale » du 24 février 2022 était juridiquement la conséquence d'un génocide pratiqué par l'Ukraine sur les citoyens d'origine russe, ce que la Cour Internationale de Justice par une ordonnance de début mars 2022 a considéré comme sans fondement. De même, les pseudo-référendums organisés à l'Est et au Sud de l'Ukraine visent à donner un fondement juridique bidon à l'annexion poutinienne. Il ne faut pas être dupes. Il ne faut pas confondre le juridisme et le respect du droit. Or, c'est le sens de cette première série de remarques : le droit est partout et il faut partout respecter l'Etat de droit.
2. Deuxième thème : Le dérèglement climatique et les juges
Lorsque j'échange avec mes homologues, Présidents de Cours suprêmes, sur les thématiques qui prendront, selon eux, une place centrale dans le droit de demain, revient systématiquement l'environnement. En particulier, depuis quelques années, la question du dérèglement climatique s'est invitée dans les prétoires.
Pas besoin d'y insister devant vous qui êtes la génération la plus convaincue de la réalité et de l'ampleur du changement climatique : la situation est calamiteuse. Canicules, méga-feux, sécheresses, inondations... Les voyants sont au rouge. Il s'agit, vous le savez, pour l'essentiel de la conséquence des gaz à effet de serre liés aux activités humaines. Le Secrétaire général des Nations Unies António Guterres, homme informé et pondéré, rappelait récemment que ces désastres « représentent le prix de l'addiction de l'humanité aux énergies fossiles ». Les populations et les territoires vulnérables sont les premiers affectés. Selon le GIEC, à moins d'une action forte et urgente, la trajectoire actuelle nous mène, avec des conséquences catastrophiques multiples, à un doublement de la limite de +1,5 °C établie par l'Accord de Paris que j'ai préparé et présidé. Or, voyez déjà les conséquences de ces dérèglements alors que nous n'en sommes - si je puis dire - « qu'à +1,1 °C par rapport à l'ère préindustrielle.
Cet Accord de Paris en 2015, qui comporte 29 articles et 140 paragraphes de décisions que je vous invite à lire, a fixé les objectifs et les outils pour lutter contre le dérèglement climatique. Il a été accepté par tous les Etats du monde. Suite à cela, la plupart des Etats ont adopté dans leur droit interne des objectifs et des trajectoires. Pourtant, l'ambition et la mise en œuvre ne sont pas assez au rendez-vous. Or, il s'agit d'une course contre la montre dont l'enjeu, sans se payer de grands mots, est la survie d'une bonne partie de l'humanité.
Face à cela, le recours au tribunaux se développe. En 2020, le Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE) recensait plus de 1500 contentieux. Ces recours n'aboutissent pas toujours mais on peut réellement parler de phénomène mondial. De nombreux cas concernent la responsabilité des Etats comme dans la célèbre affaire Urgenda de 2015-2019 aux Pays-Bas. Le contentieux contre les entreprises se développe également : la décision Royal Dutch Shell, rendue par les tribunaux des Pays-Bas en 2021, a marqué un tournant.
En France, ce contentieux s'est installé devant le juge administratif, avec les affaires Grande Synthe et Notre Affaire à Tous. S'agissant des entreprises, on peut également évoquer le recours contre le groupe Total sur la prise en compte du climat dans son plan de vigilance. Des questions que vous étudiez non seulement dans leur dimension théorique mais également de manière pratique, au travers des programmes de la Clinique du droit.
Le Conseil constitutionnel est, sur ce plan, régulièrement amené à tirer les conséquences de la Charte de l'environnement adossée à la Constitution depuis 2005, qui fait partie de ce que nous appelons le « bloc de constitutionnalité ». Cette année, dans l'affaire dite de la « Montagne d'or » en Guyane, nous avons été saisis d'anciennes dispositions du Code minier prévoyant la prolongation de droits de concessions minières sans prise en compte des effets sur l'environnement : nous avons considéré que ces dispositions étaient contraires à la Charte de l'environnement et les avons censurées.
Des voix s'élèvent contre le recours croissant au tribunaux. Parfois, les juges eux-mêmes ne se considèrent pas comme légitimes pour trancher. Aux Etats-Unis, en 2020, dans l'affaire Juliana, les juges du 9e Circuit ont rejeté la demande des jeunes requérants notamment sur le fondement de la séparation des pouvoirs. En Australie, en 2021, dans l'affaire Sharma v. Minister for the Environment qui concernait une décision d'expansion d'une mine de charbon, la Cour Fédérale a considéré que le ministre de l'Environnement n'avait pas de « devoir de diligence » (« duty of care ») à l'égard des enfants Australiens. La question de l'existence d'un tel devoir relevait, selon la Cour, de choix politiques, revenant au gouvernement.
Je crois pour ma part que les pouvoirs des juges et ceux du législateur sont complémentaires. Le recours au contentieux a un rôle indéniable non pas généralement dans l'adoption des normes qui relève du législateur mais dans leur mise en œuvre. Il permet notamment d'adapter des règles générales à des situations particulières : celle des enfants, à l'origine de nombreux recours ; en 2020 celle des personnes âgées, défendues par l'association suisse des Ainées pour la protection du climat devant la Cour Européenne des droits de l'homme ; ou encore en 2021 celle de cet autrichien atteint de sclérose en plaques dont les symptômes s'aggravent au-dessus d'une certaine température.
Il me semble que le droit doit pouvoir être en mesure de prendre en compte les spécificités de cet énorme défi qu'est le dérèglement climatique, un phénomène qui est à la fois complexe, international et intergénérationnel. Pour cela, le raisonnement des juges doit parfois être novateur.
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La question du changement climatique est en effet complexe. Les juges doivent parfois prendre en compte des informations à haut degré de technicité. Cette complexité ne doit pas être un obstacle insurmontable. D'ailleurs, les rapports « droit-science » sont plus anciens que la vague actuelle de contentieux climatique et, comme dans d'autres domaines, les parties et les juges peuvent avoir recours à des experts et adaptent si nécessaire leurs raisonnements. Dès l'affaire Urgenda de 2015, les juges se sont appuyés sur les rapports des scientifiques pour justifier leur décision. Cela veut dire cependant qu'est nécessaire une formation adéquate des juges et plus largement des juristes, aujourd'hui souvent insuffisante, mais pas un renoncement de leur part.
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Le changement climatique est international. Les frontières n'arrêtent pas les émissions de CO2. Une décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2020 fournit d'ailleurs une illustration de ce que peut être le raisonnement d'un juge national face à des enjeux par essence globaux. Dans l'affaire UIPP, le Conseil a été saisi de la constitutionnalité de dispositions interdisant l'exportation en dehors de l'UE de pesticides interdits au sein de l'UE. Nous avons jugé que cette disposition était conforme à notre Constitution, au regard notamment d'un objectif de valeur constitutionnelle de « protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains ». Nous avons considéré que, si un produit est un poison en Europe, il le reste lorsqu'on veut l'exporter vers l'Afrique.
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Enfin - et j'insiste particulièrement sur ce thème qui sera de plus en plus présent dans le débat juridique - le changement climatique est intergénérationnel. Il s'agit d'une des caractéristiques les plus inédites pour notre façon d'appréhender le droit. Elle est essentielle, s'agissant non seulement du dérèglement climatique mais aussi, souvent, de la santé ou de la bioéthique ... En 2021, dans une décision importante, la Cour constitutionnelle allemande a censuré la loi climat, considérant qu'elle reportait une trop grande part des réductions d'émissions de gaz à effet de serre sur les générations post-2030, ce qui les soumettrait à des atteintes majeures à leurs libertés. Et le gouvernement allemand a dû modifier la loi contestée.
Au Conseil constitutionnel, le 12 août dernier, nous avons jugé en des termes inédits à propos de la « loi pouvoir d'achat », qu'il résulte du préambule de la Charte de l'environnement que « la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts de la Nation et que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ». Nul doute que cette notion de générations futures sera à l'origine de nombreuses et intéressantes réflexions et décisions juridiques. On m'a d'ailleurs rapporté qu'ici même, il y a une semaine, un procès fictif s'est tenu devant un faux tribunal pour les générations futures pour répondre à la question - facile - : « Faut-il déserter ? ».
Les bouleversements de tous ordres entrainés par le dérèglement climatique sont tels qu'un observateur a pu dire que ce ne sont pas seulement nos forêts qui brulent, mais nos modes de pensée traditionnels.
3. Troisième thème : le malaise démocratique français
Les bouleversements que j'évoquais en introduction n'ont bien entendu pas épargné la France. Sans m'immiscer dans le débat politique, j'ai, à l'occasion de l'investiture du Président de la République en mai dernier, attiré comme d'autres l'attention sur ce que j'ai appelé le « malaise démocratique » que l'on peut observer en France.
On constate en effet des taux d'abstention record, des mises en cause des responsables politiques, un sentiment répandu que les élus nationaux ne sont pas à la hauteur des problèmes posés à notre société, souvent des attaques envers les institutions. Les causes de ce malaise sont nombreuses : individualisation forcenée des comportements, inégalités croissantes, internationalisation des problèmes face à des approches majoritairement nationales, rôle ambigu des réseaux sociaux... La succession et le cumul de crises que j'ai évoqués plus tôt ne fait qu'aggraver le phénomène.
Les solutions proposées relèvent avant tout du débat politique et je n'ai pas à m'en mêler. Je ferai simplement part de deux certitudes :
- On ne doit pas laisser ce malaise sans réponse. La démocratie exige d'en formuler, et la démocratie doit pour cela être continue, multiforme, délibérative, bref vivante ;
- La Constitution de la Ve République qui est la loi suprême établira en 2023 le record absolu de durée - 65 ans - , période durant laquelle elle a traversé des conjonctures diverses et a été révisée 24 fois. C'est dire que, si la Constitution est parfois critiquée, cette souplesse est un atout qui ne doit pas être négligé.
Sur ce dernier point, au cas où la Constitution viendrait à être révisée à nouveau, je répète devant vous ce que j'ai déjà eu l'occasion de dire publiquement et qui peut avoir une certaine conséquence juridique pratique, à savoir que la révision devrait respecter le cadre constitutionnel établi. En la matière, c'est donc l'article 89 de la Constitution qui doit être appliqué, lequel prévoit un accord de l'Assemblée Nationale et du Sénat sur le même texte avant qu'intervienne soit une réunion et un vote du Congrès, soit un recours au référendum, pour réviser la Constitution.
On évoque souvent le référendum. Il fait partie intégrante de la panoplie juridique prévue par notre Constitution. Comme le montre l'histoire de la Ve République, il n'est pas d'une pratique facile mais il revêt d'autant plus d'importance. Divers projets ont été évoqués à ce propos, portant sur des questions majeures pour nos sociétés. Nous verrons si on y aura recours. Depuis quelques jours, je vous confirme que nous sommes saisis d'un projet de projet de référendum particulier, appelé référendum d'initiative partagée sur ce qu'on appelle communément la taxation des superprofits : nous avons un mois pour décider de sa recevabilité.
On observe aussi que, sur certains de ces sujets, de nouvelles méthodes sont proposées. Le Président de la République a par exemple récemment annoncé la mise en place d'une convention citoyenne sur la fin de vie. Là encore, il est possible et même souvent nécessaire d'innover, tout en respectant le droit.
Sur un plan plus général, une période nouvelle s'est ouverte cette année, avec une configuration parlementaire particulière. A la différence de la plupart des périodes précédentes, aucune force ou coalition déclarée de forces ne détient en effet seule la majorité absolue à l'Assemblée Nationale. Cela n'entraîne toutefois pas automatiquement un blocage dans l'adoption des textes et la possibilité existe d'obtenir des majorités ponctuelles sur telle ou telle disposition. La recherche du compromis aura sans doute une place d'autant plus importante. Notre Constitution aussi offre divers outils afin d'éviter ou de surmonter les blocages éventuels. Le rôle du Conseil constitutionnel n'en est pas fondamentalement modifié. Il continuera à veiller à ce que la Constitution reste, comme l'indique son étymologie, « ce qui nous tient ensemble » et qu'elle soit, comme c'est notre rôle essentiel, respectée.
4. Quatrième et dernier thème : le rôle des cours constitutionnelles et l'activité du Conseil constitutionnel français
Les cours supérieures sont essentielles pour protéger et éclairer le droit. C'est pourquoi, bien souvent, elles sont les premières à être mises en cause par ceux qui s'en prennent à l'Etat de droit. Il est donc important que leur rôle d'institutions repères soit connu, compris et soutenu.
Dans certains cas, la confiance des citoyens dans le droit est affaiblie par des décisions perçues comme politiquement partisanes. Par une série de décisions spectaculaires, la Cour Suprême des Etats-Unis a récemment fait l'objet de critiques soutenant que les limites encadrant la fonction de juge avaient été dépassées. Il est vrai que les arrêts rendus au mois de juin par cette Cour Suprême prestigieuse qui est revenue sur le droit à l'avortement, l'encadrement du port d'armes à feu ou les pouvoirs de l'administration en matière de lutte contre le changement climatique créent une situation particulière. Le Président de la Cour Suprême a lui-même qualifié de « grave secousse pour le système juridique » l'arrêt Dobbs v. Jackson Women's Health Organization sur le droit constitutionnel à l'avortement.
Ces décisions nous conduisent à réfléchir au pouvoir des juges, à leurs conditions de nomination, aux modes de raisonnement qu'ils adoptent, à leur rôle.
Qu'en est-il en France ? Le Conseil constitutionnel est devenu une institution clé de l'Etat de droit. Vous savez que ce rôle s'est construit graduellement. Dans l'esprit des concepteurs de la Constitution de 1958, le Conseil constitutionnel n'était pas vraiment une juridiction. Sa vocation première consistait à contrer les éventuels empiètements du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif, si bien qu'on l'a parfois qualifié à l'époque de « chien de garde de l'exécutif ». L'évolution du rôle du Conseil constitutionnel s'est déroulé en trois étapes principales.
D'abord, la décision Liberté d'association du 16 juillet 1971 : le Conseil s'est déclaré compétent pour censurer une disposition qui méconnaîtrait non seulement le texte lui-même de la Constitution mais un principe contenu dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ou dans le Préambule de la Constitution de 1946. Cette décision de 1971 a ouvert la voie à un large contrôle de la constitutionnalité des lois.
En 1974, l'ouverture de la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou soixante sénateurs a été une deuxième étape importante. La saisine était jusqu'alors réservée aux quatre plus hautes autorités de l'Etat - Président de la République, Premier ministre, Président de l'Assemblée nationale et Président du Sénat. Depuis 1974, la saisine est, concrètement, ouverte aussi à l'opposition, à 60 députés ou sénateurs.
En 2010, l'entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité adoptée en 2008 permet désormais à tout citoyen de mettre en cause, à l'occasion d'un litige, la conformité d'une disposition dont le Conseil n'avait pas été saisi avec les « droits et libertés que la Constitution garantit ». Cette « question citoyenne », qui ouvre largement notre prétoire, a approfondi la juridictionnalisation du Conseil et sert la protection des droits fondamentaux et des libertés publiques. Cette année, le Conseil a enregistré sa 1000e QPC, ce qui confirme le succès de cette procédure que vous et nous devons avoir à l'esprit et bien connaître car elle est transversale à tous les domaines du droit et devant toutes les juridictions.
Qu'en est-il aujourd'hui ? L'actualité montre le rôle du Conseil constitutionnel pour notre démocratie, tant du fait des dispositions majeures dont il est saisi que de ses autres missions, en particulier le contrôle des élections, présidentielle, sénatoriale et législative.
Ainsi, en 2021-2022, l'activité contentieuse du Conseil a connu un rythme soutenu, en plus de l'ensemble des opérations de contrôle de l'élection présidentielle. J'en donnerai quelques exemples.
En contrôle a priori des lois, malgré l'interruption des travaux parlementaires au printemps 2022, le nombre des saisines s'est maintenu. L'année écoulée a confirmé, pour vous donner des exemples concrets de notre rôle, le constat que, depuis le début de la pandémie, la quasi-totalité des lois adoptées au titre de la lutte contre la Covid 19 nous ont été déférées (pas moins de huit fois en deux ans). Au cours de cette même année, nous avons jugé conforme à la Constitution l'exigence du « passe sanitaire » à l'entrée de certains lieux pour une période déterminée. Nous avons, en revanche, précisé que, si ces mesures intervenaient en période électorale, la présentation du « passe sanitaire » ne pouvait être exigée pour l'accès aux bureaux de vote ou à des réunions et activités politiques. Et nous avons censuré l'accès au statut vaccinal des élèves par les directeurs d'établissement, organisé sans recueil du consentement préalable des élèves. Quand il s'est agi de mobiliser le « passe vaccinal », nous avons été attentifs à la limitation de cette mesure dans le temps et à ce qu'elle ne soit pas imposée aux participants à des réunions politiques, afin de préserver l'un des aspects majeurs de l'exercice de la démocratie.
En matière de sécurité intérieure - tout autre sujet - nous avons notamment censuré l'emploi de drones par les polices municipales, considérant que le texte contesté portait atteinte au droit au respect de la vie privée en permettant la captation et la transmission d'images concernant un grand nombre de personnes, dans de nombreux lieux et, le cas échéant, sans qu'elles soient informées. Toujours dans le domaine de la sécurité, notre décision du 13 août 2022 a validé la loi, adaptant le droit de l'Union européenne, qui impose aux plates-formes de retirer dans l'heure les publications « à caractère terroriste » ; nous avons considéré que le texte dont nous avons été saisis comportait des garanties suffisantes eu égard à la liberté d'expression et de communication.
Nous avons également jugé par une décision du 12 août 2022, à propos de la suppression de la redevance audiovisuelle et de son remplacement par une fraction du produit de la TVA, qu'il incombait au législateur de fixer le montant des recettes mais de le faire de façon que les sociétés et l'établissement de l'audiovisuel public soient à même d'exercer les missions de service public qui leur sont confiées, le Conseil constitutionnel étant juge du respect de ces exigences.
S'agissant des QPC, c'est-à-dire du contrôle a posteriori, la vitalité du contentieux ne s'est pas démentie. Nous avons été amenés à connaître de matières très diverses. Droit du travail : nous avons censuré l'exclusion de la qualité d'électeurs aux élections professionnelles pour les salariés titulaires d'une délégation de pouvoir ou d'un pouvoir de représentation. Droit pénal : nous avons fixé les bornes constitutionnelles de la réquisition des données de connexion à différentes phases de la procédure pénale, enquête préliminaire, enquête de flagrance, information judiciaire. Fiscalité locale : nous avons déclaré inconstitutionnelles diverses dispositions relatives aux modalités de compensation de la suppression de la taxe d'habitation sur les résidences principales pour certaines communes.
A plusieurs reprises, la QPC a été l'occasion pour nous de statuer sur des questions de société. Je pense notamment au domaine de la bioéthique, avec la question de l'exclusion des hommes transgenres du recours à l'assistance médicale à la procréation. De même pour la liberté de culte, [par notre décision du 22 juillet 2022 qui a validé les obligations renforcées pour les associations religieuses, sous la réserve qu'une association à qui l'Etat retirerait le statut d'association cultuelle ne puisse avoir à restituer les avantages dont elle aurait bénéficié auparavant grâce à ce statut, au risque, sinon, de porter atteinte à la liberté d'association.]
Les QPC abordent souvent des enjeux du quotidien. Cela a été le cas par exemple avec notre censure partielle de l'interdiction faite aux automobilistes de partager des informations routières en temps réel, y compris concernant les radars le long des routes. Dans un contexte européen où certains Etats tentent de faire primer leur identité nationale sur l'Etat de droit européen, notre décision Air France du 15 octobre 2021 est également significative. Chaque Etat peut avoir une identité constitutionnelle propre, mais à condition de respecter les valeurs communes de l'Union. Dans cette décision Air France, nous avons pour la première fois donné un contenu précis à cette identité constitutionnelle, sans paralyser l'application du droit de l'Union européenne. Le Conseil constitutionnel veille ainsi à assurer une bonne articulation entre la suprématie de la Constitution dans l'ordre judiciaire interne et la primauté du droit de l'Union européenne. Cela contribue à une protection augmentée de l'Etat de droit, qui traduit, non pas une concurrence mais une complémentarité entre les offices constitutionnel et européen, comme cela ressort des termes mêmes du Traité sur l'Union européenne. Ces décisions intervenant dans toutes les branches du droit confirment notre rôle de défenseur central des libertés.
En 2016 lors de la Leçon inaugurale prononcée en ce même lieu, je venais de prendre mes fonctions, j'avais énoncé comme priorités pour le Conseil constitutionnel : la juridictionnalisation, le rayonnement international et l'ouverture. Qu'en est-il 6 ans plus tard ?
Notre ouverture internationale a progressé. Nous échangeons régulièrement avec nos homologues, dans le cadre de dialogues bilatéraux et multilatéraux, avec paroles ou sans paroles.
La juridictionnalisation s'est approfondie, grâce à plusieurs évolutions : la simplification et la clarification de l'écriture de nos décisions ; la disparition du mécanisme des anciennes « portes étroites », peu transparentes, remplacées par des « contributions extérieures » désormais publiques et publiées en même temps que la décision à laquelle elles se rattachent ; le renforcement de nos contacts avec la doctrine ; l'instauration d'un dialogue à l'audience - vous pouvez y assister en général le mardi matin - entre les membres du Conseil constitutionnel et les parties ; l'adoption d'un règlement de procédure aussi bien pour les saisines a priori que pour les QPC. Un progrès supplémentaire et bienvenu serait la suppression de la présence de droit des anciens Présidents de la République qui n'ont rien à y faire et d'ailleurs n'y siègent pas. Mais cela suppose une révision constitutionnelle.
L'ouverture au citoyen s'est développée. Elle reste pour moi une priorité. La Constitution en effet appartient à chacun et notre institution n'a pas vocation à s'isoler dans une tour d'ivoire. Nous avons mis en place nombre d'initiatives, parmi lesquelles un rapprochement avec l'Education Nationale et, je l'ai évoquée, La Nuit du droit. Depuis 2019, nous tenons des audiences QPC en région. Nous avons siégé à Metz, Nantes, Pau, Lyon, Bourges et hier à Marseille. Le jour de l'audience, nous nous rendons également dans des écoles, collèges ou lycées, afin de présenter notre institution et son rôle. Une semaine après l'audience, je viens moi-même expliquer et commenter nos décisions, prises dans l'intervalle, devant des étudiants et professeurs de la ville dans laquelle nous avons siégé. Nous allons continuer et cette pratique de contact avec le terrain est apprécié.
En 2020, à l'occasion des dix ans de la QPC, nous avons fait réaliser une enquête d'opinion qui a montré que beaucoup de Français ignoraient encore ce qu'était cette procédure. Constat voisin : aucun dispositif ne permet jusqu'ici de connaitre les QPC qui ne « montent » pas jusqu'au Conseil constitutionnel. C'est pour répondre à cet angle mort que j'ai eu l'idée d'un portail internet - « QPC 360 » - qui mette à disposition des juristes, à vous donc, et aux non spécialistes une base complète de données pour accéder aux QPC, aux décisions des différentes juridictions et à la doctrine. Vous pourrez y accéder via le site internet du Conseil dès la fin de cette année. Cela devrait aider à la consolidation et à l'extension de la procédure QPC, progrès important du droit.
Le Conseil constitutionnel devient ainsi en quelque sorte une Cour constitutionnelle. Ces efforts de transformation seront poursuivis car ils vont dans le sens d'une démocratie vivante et de la protection de l'Etat de droit.
Avant de répondre à vos questions, quelques mots en guise de conclusion.
« Dans les grandes crises, le cœur se brise, ou se bronze ». Ces mots de Balzac dans la Comédie humaine rencontrent aujourd'hui une résonance particulière. Nous avons plus que jamais besoin de repères : le droit en est un, essentiel. Par vos fonctions futures il vous sera précieux de garder le cap des droits et libertés fondamentaux. A la fin de son roman La Peste, Albert Camus fait dire au docteur Rieux, le médecin qui est à l'origine du récit, qu'« il savait que cette chronique ne pouvait être celle de la victoire définitive. Rieux se souvenait que cette allégresse (qui montait de la ville débarrassée de la peste) était toujours mesurée. Car il savait que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparait jamais, qu'il peut rester [...] et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ». La peste est évidemment aussi un symbole d'autre chose. L'Etat de droit, dont la défense court tout au long des propos que je viens de tenir, est une arme puissante dans la lutte contre ce bacille symbolique que décrit Camus, une lutte qui continue pour empêcher l'arrivée d'un tel jour funeste. L'Etat de droit est la clef de voûte de la lutte pour bâtir une société civilisée, humaine et juste.
Enfin, un constat tiré de ma propre expérience. Ayant eu l'honneur d'être successivement à la tête du pouvoir exécutif, législatif, et aujourd'hui comme Président du Conseil constitutionnel, j'ai pu mesurer l'importance d'une qualité fondamentale pour faire avancer le droit et la justice : l'indépendance. Non seulement l'indépendance à l'égard des pouvoirs en tous genres, mais une indépendance aussi profonde : l'indépendance à l'égard de soi-même, c'est-à-dire le refus avant de prendre telle ou telle position, telle ou telle décision, des préjugés et des a priori. Il s'agit, dans les diverses circonstances de la vie à laquelle vous préparent vos études, de servir le droit. Je vous souhaite à toutes et à tous d'en être de bons ambassadeurs. Merci.
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« Leçon inaugurale, Ecole de droit de Sciences Po, 28 septembre 2022, discours de Laurent Fabius, Président du Conseil constitutionnel », Titre VII [en ligne], n° 9, La décentralisation, octobre 2022. URL complète : https://webview-ccfr.sites.prod.conseilconstitutionnel.aquaray.com/publications/titre-vii/lecon-inaugurale-ecole-de-droit-de-sciences-po-28-septembre-2022-discours-de-laurent-fabius
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