Titre VII

N° 7 - octobre 2021

La jurisprudence constitutionnelle sur l’autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle

Résumé

Riche quantitativement, la jurisprudence constitutionnelle sur l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle, telle qu'elle est consacrée par l'article 66 de la Constitution, l'est aussi par les questions auxquelles elle répond ou bien qu'elle soulève sur les qualités requises et les critères exigés pour un contrôle réel, rapide et effectif des atteintes à la liberté individuelle.

En proclamant l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle, la Constitution de 1958 a consacré, en France, le principe de l'habeas corpus, dont le but, tel qu'il a été conçu en Angleterre à partir de la Magna Carta de 1215, est de protéger l'individu contre les décisions arbitraires de l'État de le priver de sa liberté(1). Développant cette idée, déjà annoncée dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (l'article 2 proclame le droit à la sûreté ; l'article 7 exige un fondement légal pour toute arrestation) et, bien sûr, dans la Convention européenne des droits de l'homme de 1950 (l'article 5 est relatif au « droit à la liberté et à la sûreté »), l'article 66 de la Constitution pose, d'une part, que « nul ne peut être arbitrairement détenu » et, d'autre part, que « l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi » (2) .

S'il a fallu attendre 1977(3) pour que l'article 66 soit paré d'une véritable portée constitutionnelle(4), depuis lors le triptyque qu'il contient - autorité judiciaire, gardienne, liberté individuelle - n'a cessé d'interroger. Quel est le panneau central sur lequel les deux volets du triptyque peuvent se rabattre ? S'agit-il de l'autorité judiciaire, comme le suggère l'emplacement de l'article 66 dans la Constitution, au sein du Titre VIII relatif à l'autorité judiciaire ? S'agit-il de la liberté individuelle, un peu à l'image de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme qui organise l'intervention de l'autorité judiciaire dans le cadre du droit à la sûreté ? Dans cette dernière hypothèse, n'est-il pas indispensable que le panneau central soit fixe, autrement dit que la liberté individuelle dont il est question soit précisément déterminée ? Il faut ici souligner l'évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, après avoir interprété largement la notion de liberté individuelle en y incluant non seulement les privations de liberté, mais aussi les violations du droit à la vie privée(5), a opté, à la fin des années 1990, pour une approche plus restrictive, considérant que la liberté individuelle doit s'entendre uniquement des privations de liberté (garde à vue, détention, hospitalisation sans le consentement)(6), au fond plus proche de l'idée originelle d'habeas corpus. Si cette ligne - quoi qu'on en pense par ailleurs(7) - a a priori l'avantage de la clarté, elle n'apparaît toutefois pas complètement fiable. Premièrement, le Conseil constitutionnel a admis qu'une privation partielle de liberté (l'astreinte à domicile dans le cadre de l'assignation à résidence jusqu'à douze heures par jour en application de l'article 6 de la Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence) n'était pas une privation de liberté au sens de l'article 66 de la Constitution(8). Deuxièmement, le Conseil constitutionnel exige que certaines mesures non privatives de liberté soient malgré tout soumises au contrôle de l'autorité judiciaire dès lors qu'elles relèvent de la police judiciaire(9).

Si les développements sont nombreux sur le volet « liberté individuelle » dans la jurisprudence constitutionnelle(10), ils sont également riches sur les deux autres pans du tableau, à propos desquels il nous a été demandé de réfléchir, celui de l'autorité judiciaire visée - gardienne - et celui de la mission - garde - confiée à l'autorité judiciaire par l'article 66 de la Constitution.

A) La gardienne

L'autorité judiciaire, comme le démontre l'emploi du singulier, renvoie à un corps unique composé de l'ensemble des magistrats des juridictions judiciaires. Et, si certains magistrats judiciaires sont particulièrement compétents pour assurer ce rôle de gardien de la liberté individuelle (on pense évidemment au juge des libertés et de la détention - JLD - créé par une loi du 15 juin 2000(11) en même temps que l'article préliminaire du code de procédure pénale(12)), tous sont a priori concernés, dès lors qu'ils remplissent les garanties statutaires nécessaires.

C'est ainsi, en premier lieu, que la question des magistrats non professionnels a été posée devant le Conseil constitutionnel. Ce dernier considère que, si des magistrats non professionnels peuvent exercer certaines compétences pénales (prononcer des amendes par exemple), ils ne peuvent prononcer de mesures privatives de liberté. Cela ressort d'une décision du Conseil constitutionnel relative aux juridictions de proximité : « l'article 66 de la Constitution ne s'oppose pas à ce que soient dévolues à la juridiction de proximité des compétences en matière pénale dès lors que ne lui est pas confié le pouvoir de prononcer des mesures privatives de liberté »(13). Autrement dit, en tant que gardienne de la liberté individuelle au sens de liberté d'aller et venir, l'autorité judiciaire est nécessairement professionnelle.

C'est en second lieu, et surtout, la question lancinante des magistrats du parquet qui a été soumise à plusieurs reprises au Conseil constitutionnel. Sur ce point-là, la position du Conseil constitutionnel est dénuée de toute ambiguïté. Le Conseil constitutionnel martèle d'abord que les magistrats du parquet sont membres de l'autorité judiciaire(14), et ce alors même qu'ils jouissent d'une « indépendance » que l'on pourrait qualifier de « dégradée » par rapport aux magistrats du siège(15).

Il en déduit ensuite que, en raison de cette qualité, les magistrats du parquet sont compétents en matière de mesures privatives de liberté. Toutefois, signe de ce que son rôle ne peut être que celui d'un gardien précaire de la liberté individuelle (parce qu'il porte l'action publique ? Parce qu'il n'est pas « pleinement » indépendant ?), c'est une compétence fragmentée qui se dessine dans la jurisprudence constitutionnelle, tant dans le contentieux de la garde à vue que dans celui de la détention provisoire.

En matière de garde à vue, le Conseil constitutionnel a considéré, en 1993, que l'intervention du procureur de la République pour contrôler la prolongation de la garde à vue au-delà de vingt-quatre heures pour vingt-quatre heures supplémentaires ne méconnaît pas les exigences de l'article 66 de la Constitution(16). Plus récemment, en 2019, le Conseil constitutionnel a estimé que le déroulement de la garde à vue peut rester sous le contrôle du procureur de la République, y compris avec la disparition du principe selon lequel le gardé à vue doit être présenté devant le procureur de la République avant que celui-ci autorise la prolongation de la garde à vue (art. 63 C. proc. pén. tel qu'issu de la Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019), sans que cela porte atteinte à l'article 66 de la Constitution(17).

En matière de détention provisoire aussi, plusieurs décisions du Conseil constitutionnel illustrent le poids donné au ministère public dans le contentieux des privations de liberté pendant la phase préparatoire au procès pénal.

En 2002 est introduite, dans le code de procédure pénale, la procédure de référé-détention (art. 148-1-1 et 187-3 C. proc. pén.), qui donne la possibilité au procureur de la République, dans un délai de quatre heures à compter de la notification d'une ordonnance de mise en liberté rendue contrairement à ses réquisitions, d'interjeter appel devant le président de la chambre de l'instruction et de saisir le premier président de la cour d'appel afin de déclarer cet appel suspensif, saisine qui suspend les effets de l'ordonnance pendant un délai maximal de deux jours. Le Conseil constitutionnel, tout en admettant que « lorsqu'un magistrat du siège a, dans la plénitude des pouvoirs que lui confère l'article 66 de la Constitution en tant que gardien de la liberté individuelle, décidé par une décision juridictionnelle qu'une personne doit être mise en liberté, il ne peut être fait obstacle à cette décision, fût-ce dans l'attente, le cas échéant, de celle du juge d'appel », rappelle que « l'autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet » et que le pouvoir du procureur de la République de s'opposer à la décision de mise en liberté dans l'attente de la décision d'un magistrat du siège ne peut aller au-delà de deux jours, ce dont le Conseil constitutionnel déduit que ces dispositions ne sont pas contraires à la Constitution(18).

En 2004, est introduite, dans le code de procédure pénale, la possibilité pour le procureur de la République, en matière criminelle et pour les délits punis de dix ans d'emprisonnement, en cas de refus du juge d'instruction de saisir le juge des libertés et de la détention d'une demande de placement en détention provisoire, de saisir lui-même directement, par des réquisitions motivées, le JLD d'une telle demande (art. 137-4 al. 2 C. proc. pén.). Le Conseil constitutionnel n'y trouve rien à redire, considérant « que les nouvelles dispositions de l'article 137-4 du code de procédure pénale n'affectent pas, en matière de placement en détention provisoire, la compétence du juge des libertés et de la détention » et que, par voie de conséquence, l'article 66 de la Constitution n'est pas méconnu(19). De la même manière, en 2019, le rôle du ministère public dans la nouvelle procédure de comparution à délai différé (art. 397-1-1 C. proc. pén.), qui l'autorise, dans certains cas, à poursuivre le prévenu devant le tribunal correctionnel dans un délai différé, tout en sollicitant du JLD son placement, pendant ce temps, sous contrôle judiciaire, sous assignation à résidence avec surveillance électronique ou en détention provisoire, ne pose pas de problème au Conseil constitutionnel dans la mesure où, en particulier, le placement du prévenu sous contrôle, surveillance ou détention, « ne peut être décidé que par le juge des libertés et de la détention »(20).

Ces différentes décisions montrent tout à la fois la place que le ministère public prend dans la phase préliminaire du procès pénal (contrôle des mesures privatives de liberté pendant quarante-huit heures dans le cadre de la garde à vue comme dans la procédure de référé-détention ; possible impulsion d'une demande de détention provisoire devant le JLD) et la confiance que le Conseil constitutionnel lui accorde (teintée toutefois de l'idée qu'au-delà de quarante-huit heures, le ministère public ne peut plus contrôler une mesure privative de liberté provisoire) ; elles font également apparaître en contrepoint l'importance du juge des libertés et de la détention.

En tant que magistrats « de carrière » (21), les magistrats du parquet comme ceux du siège, qui composent l'autorité judiciaire, sont les gardiens de la liberté individuelle. S'arrêter ici reviendrait toutefois à présenter une vision uniquement statutaire de l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle, tronquée de sa part fonctionnelle : la garde montée à l'égard de la liberté individuelle.

B) La garde

Le Conseil constitutionnel rappelle, à maintes reprises, que la mission de l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle s'exerce, selon la lettre de l'article 66, « dans les conditions prévues par la loi » et que, « dans l'exercice de sa compétence, le législateur peut fixer des modalités d'intervention de l'autorité judiciaire différentes selon la nature et la portée des mesures touchant à la liberté individuelle qu'il entend édicter ; qu'il a la faculté de ne pas soumettre à des règles identiques une mesure qui prive un individu de toute liberté d'aller et venir et une décision qui a pour effet d'entraver sensiblement cette liberté »(22). Mais il rappelle aussi que cette latitude laissée au législateur est soumise à certaines contraintes. La première de ces contraintes est que la loi doive prévoir l'intervention de l'autorité judiciaire en cas de mesures attentatoires à la liberté individuelle. En matière pénale, le code pénal et le code de procédure pénale organisent l'intervention du juge en lien avec toute mesure privative de liberté provisoire ou définitive. Toutefois, y compris dans ce contexte extrême a priori bien cadré, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de rappeler le législateur à l'ordre. Le législateur a ainsi été semoncé pour avoir rendu automatique la prolongation des détentions provisoires en période d'état d'urgence sanitaire et soustrait au contrôle systématique du juge judiciaire l'appréciation de la nécessité du maintien en détention durant des délais longs(23). Il lui a aussi été imposé d'introduire un recours devant le juge pour contester non pas une mesure privative de liberté en elle-même, mais les conditions dans lesquelles elle est exécutée(24). L'intervention de l'autorité judiciaire ne suffit pas cependant pour permettre une atteinte à la liberté individuelle qui serait disproportionnée, et le Conseil constitutionnel a interdit ou circonscrit certaines mesures privatives de liberté portant atteinte de manière excessive à la liberté individuelle : tel est le cas pour la garde à vue dérogatoire (art. 706-88 C. proc. pén.) dont l'application au délit d'escroquerie en bande organisée a été considérée comme disproportionnée(25) ; tel est encore le cas de la rétention de sûreté qui serait appliquée sans nécessité, c'est-à-dire sans vérification de ce que la personne condamnée a effectivement été mise en mesure de bénéficier, pendant l'exécution de sa peine, de la prise en charge et des soins adaptés au trouble de la personnalité dont elle souffre(26).

Nécessaire, la garde doit également remplir d'autres critères élaborés au fil de la jurisprudence constitutionnelle.

En premier lieu, la garde doit être directe. Le Conseil constitutionnel l'a exigé, à plusieurs reprises, à propos de la police judiciaire. En 2011, il pose pour la première fois qu'« il résulte de l'article 66 de la Constitution que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire » et que « l'exigence de direction et de contrôle de l'autorité judiciaire sur la police judiciaire ne serait pas respectée si des pouvoirs généraux d'enquête criminelle ou délictuelle étaient confiés à des agents qui, relevant des autorités communales, ne sont pas mis à la disposition des officiers de police judiciaire » (27). En d'autres termes, le contrôle de l'autorité judiciaire doit être direct - la chaîne de contrôle ne doit pas être trop distendue -(28), sans interférence d'une autre autorité, en particulier émanant du pouvoir exécutif.

Tel n'est pas le cas pour les agents de police municipale qui relèvent du maire. Dès lors, l'extension à l'ensemble de ces agents de la possibilité de procéder à des contrôles d'identité n'offre pas de garanties suffisantes contre des atteintes arbitraires à la liberté individuelle(29). De la même manière, la possibilité donnée, fût-elle à titre expérimental pour une durée de cinq ans, aux agents de police municipale et aux gardes champêtres d'exercer certaines attributions de police judiciaire en matière délictuelle (constater par procès-verbal les délits commis, relever l'identité des auteurs des délits, prendre acte de leurs déclarations spontanées, se voir communiquer les informations nécessaires issues du fichier des véhicules assurés et, pour certains délits - vente à la sauvette et usage de produits stupéfiants sur la voie publique - procéder à la saisie des objets ayant servi à la commission de l'infraction ou qui en sont le produit), sans les mettre à disposition d'officiers de police judiciaire, caractérise une méconnaissance de l'article 66 de la Constitution(30).

En revanche, l'article 66 de la Constitution n'est pas méconnu en matière de géolocalisation directement placée sous le contrôle de l'autorité judiciaire(31). Pas davantage, il ne l'est par l'insertion, au sein de l'article L. 3136-1 du code de la santé publique, de dispositions permettant à des agents de police judiciaire adjoints et à des agents assermentés des services de transport de constater certaines contraventions aux interdictions et obligations en vigueur pendant l'état d'urgence sanitaire, dans la mesure où « la prérogative ainsi reconnue à ces agents est limitée au constat des contraventions qui ne nécessite pas d'actes d'enquête de leur part »(32).

Ces différentes décisions attestent une lecture de l'article 66 par le Conseil constitutionnel intégrant la police judiciaire dans le champ de la liberté individuelle. Autrement dit, le Conseil constitutionnel considère que les mesures de police judiciaire, plus exactement les actes d'enquête (à l'exclusion donc du simple constat de l'infraction) caractérisent des atteintes à la liberté individuelle, alors que de privations de liberté il n'est pas question dans les différentes décisions citées, s'agissant, au plus fort, de contrôles d'identité. Faut-il y voir une entaille à la jurisprudence constitutionnelle actuelle concernant le périmètre de la liberté individuelle ? Faut-il plutôt considérer qu'il n'y a pas d'élargissement - même implicite - du périmètre de la liberté individuelle telle qu'entendue par le Conseil constitutionnel, dans la mesure où ces actes d'enquête non seulement sont intrusifs, mais, en plus, peuvent - indirectement - aboutir à une privation de liberté (retenue à fins de vérifications d'identité, garde à vue éventuellement)? Le raisonnement du Conseil constitutionnel apparaît fragile sur ce point(33).

En deuxième lieu, la garde est soumise à une condition de rapidité. À cet égard, le vocabulaire employé par le Conseil constitutionnel fluctue selon les hypothèses. Concernant la privation de liberté applicable aux étrangers, il a ainsi exigé que l'autorité judiciaire intervienne « dans les meilleurs délais » en cas de maintien durable d'un étranger en zone de transit(34) et qu'elle « conserve la possibilité d'interrompre à tout moment la prolongation du maintien en rétention, de sa propre initiative ou à la demande de l'étranger, lorsque les circonstances de droit ou de fait le justifient »(35). En matière de privation de liberté pour des motifs sanitaires (hospitalisation sans consentement, mise en quarantaine, placement et maintien en isolement), le juge doit intervenir « dans le plus court délai possible », ce qui suppose d'une part qu'un délai soit prévu par les textes(36), d'autre part que ce délai soit équilibré(37). Dans le champ pénal, cette exigence se retrouve pour les mesures privatives de liberté au-delà de quarante-huit heures, dans le cadre d'une garde à vue ab initio(38) ou bien d'une garde à vue faisant suite au placement d'une personne en chambre de sûreté (« cellule de dégrisement ») le temps qu'elle recouvre la raison(39) ; on la retrouve aussi dans l'hypothèse de la retenue par les surveillants pénitentiaires d'une personne non détenue, mais suspectée de préparer la commission d'une infraction au sein de l'établissement pénitentiaire, qui doit être portée à la connaissance d'un officier de police judiciaire « dans le plus bref délai possible », afin que celui-ci ordonne la présentation sur-le-champ de la personne devant lui ou sa retenue le temps qu'il arrive sur les lieux(40).

En troisième lieu, la garde est soumise à une condition d'effectivité posée très clairement en 2019 par le Conseil constitutionnel à l'égard du juge des libertés et de la détention. Compétent en matière pénale pour ordonner ou prolonger la détention provisoire et statuer sur le sort des demandes de mise en liberté lorsque le juge d'instruction refuse la mise en liberté (art. 137-1 C. proc. pén.), le juge des libertés et de la détention intervient aussi pour autoriser divers actes attentatoires aux libertés pendant l'enquête (prolongation de la garde à vue au-delà de quarante-huit heures dans les cas où la loi le prévoit(41), autorisation de certaines perquisitions(42) et de certaines techniques spéciales d'enquête en matière de criminalité organisée(43)), de sorte que ce juge apparaît comme le véritable gardien de la liberté individuelle. Loin de l'homme de paille qu'il semble ou qu'il a pu sembler parfois être(44), ce juge doit avoir les moyens du contrôle qui lui est confié. Telle est en substance la position du Conseil constitutionnel qui a estimé que le fait de prévoir un contrôle de certaines mesures particulièrement intrusives par le juge des libertés et de la détention pour justifier l'extension du champ d'application de ces mesures n'était pas suffisant, parce que le contrôle n'est pas effectif, le juge des libertés et de la détention n'ayant pas accès à l'ensemble des éléments de la procédure(45).

Au terme de cette brève étude, la jurisprudence constitutionnelle sur l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle apparaît à la fois riche, décevante et hésitante. Riche, la jurisprudence constitutionnelle l'est tant quantitativement que concernant l'apport des décisions rendues, en particulier à propos des modalités du contrôle des atteintes à la liberté individuelle (contrôle nécessaire, rapide et effectif). Décevante - mais prévisible - est, en revanche, la position du Conseil constitutionnel sur les pouvoirs du ministère public en matière de privations de liberté. Enfin, la jurisprudence du Conseil constitutionnel reste hésitante sur les atteintes à la liberté individuelle contrôlées sur le fondement de l'article 66 de la Constitution (privations de liberté uniquement ou bien entraves importantes - mais où placer le curseur ? - à la liberté d'aller et venir ?).

(1): D. Baranger, « Habeas Corpus », in Dictionnaire des droits de l'homme, dir. J. Andriantsimbazovina et al., Puf, 2008 ; G. Cuniberti, « Habeas Corpus », in Dictionnaire de la Justice, dir. L. Cadiet, Puf, 2004.

(2): Sur la naissance de l'article 66 de la Constitution, voir D. Maus, « Regards sur l'écriture de l'article 66 de la Constitution de 1958 : un Habeas Corpus à la française ? », in L'homme et le droit. Mélanges en hommage à Jean-François Flauss, Pedone, 2014, p. 571 et s. ; D. Salles, « Michel Debré et la protection de la liberté individuelle par l'autorité judiciaire », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 26, août 2009.

(3): Cons. const., déc. n° 76-75 DC du 12 janvier 1977, Loi autorisant la visite des véhicules en vue de la recherche et de la prévention des infractions pénales.

(4): F. Fines, « « L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle », dans la jurisprudence constitutionnelle », Revue française de droit administratif, 1994, p. 594 et s.

(5): Cons. const., déc. n° 83-164 DC du 29 décembre 1983, Loi de finances pour 1984, à propos de la possibilité de perquisitions par l'administration fiscale, « si les nécessités de l'action fiscale peuvent exiger que des agents du fisc soient autorisés à opérer des investigations dans des lieux privés, de telles investigations ne peuvent être conduites que dans le respect de l'article 66 de la Constitution qui confie à l'autorité judiciaire la sauvegarde de la liberté individuelle sous tous ses aspects, et notamment celui de l'inviolabilité du domicile » (cons. 28).

(6): V. Mazeaud, « La constitutionnalisation du droit au respect de la vie privée », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 48 (dossier : vie privée), juin 2015, p. 7-20, en particulier n° 7.

(7): Voir les points de vue forts de deux premiers présidents de la Cour de cassation et du vice-président du Conseil d'État : G. Canivet, « Pathologie de la garantie de la liberté individuelle. Le syndrome de confusion. Examen de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à l'interprétation de l'article 66 de la Constitution », in Humanisme et Justice. Mélanges en l'honneur de Geneviève Giudicelli-Delage, Dalloz, 2016, p. 323-347 ; B. Louvel, « L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ou des libertés individuelles ? », Réflexion à l'occasion de la rencontre annuelle des premiers présidents de cour d'appel et de la Cour de cassation, 2 février 2016, disponible sur : https://www.courdecassation.fr/publications_26/discours_publications_diverses_2039/discours_2202/premier_president_7084/gardienne_liberte_33544.html, consulté le 15 juillet 2021 ; J.-M. Sauvé, « Quel juge pour les libertés ? », Recueil Dalloz, 2016, p. 1320-1328.

(8): Cons. const., déc. n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D. [Assignations à résidence dans le cadre de l'état d'urgence], cons. 6.

En revanche, le placement à l'isolement, c'est-à-dire l'interdiction pour une personne faisant l'objet d'un test positif à la covid-19 de sortir de son lieu d'hébergement sauf entre 10 heures et 12 heures, en cas d'urgence ou pour des déplacements strictement indispensables, sous peine de sanction pénale, et pour une durée de dix jours non renouvelable constitue une privation de liberté (Cons. const., déc. n° 2021-824 DC du 5 août 2021, Loi relative à la gestion de la crise sanitaire, paragr. 111 et s.)

(9): Voir infra B.

(10): Dans ce même dossier thématique, voir la contribution de G. Canivet, « Les contours évolutifs de la liberté individuelle dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel ».

(11): Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 visant à renforcer la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes.

(12): Art. prél. III, al. 4 C. proc. pén. : « Les mesures de contrainte dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire. Elles doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées à la gravité de l'infraction reprochée et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne ».

(13): Cons. const., déc. n° 2002-461 DC du 29 août 2002, Loi d'orientation et de programmation pour la justice, cons. 18.

(14): Cons. const., déc. n° 93-326 DC du 11 août 1993, Loi modifiant la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme du code de procédure pénale, cons. 5 : l'autorité judiciaire « comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet ».

(15): L'art. 5 de l'Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature pose très clairement le lien de dépendance entre les magistrats du parquet et le pouvoir exécutif : « Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des Sceaux, ministre de la Justice ». Contre la position de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, Moulin c. France, 23 novembre 2010, § 57 ; voir aussi, CEDH, grande chambre, Medvedyev c. France, 29 mars 2010) et de la Cour de cassation (Cass. crim., 15 décembre 2010, n° 10-83674), le Conseil constitutionnel considère toutefois que « la Constitution consacre l'indépendance des magistrats du parquet, dont découle le libre exercice de leur action devant les juridictions, que cette indépendance doit être conciliée avec les prérogatives du Gouvernement et qu'elle n'est pas assurée par les mêmes garanties que celles applicables aux magistrats du siège » (Cons. const., déc. n° 2017-680 QPC du 8 décembre 2017, Union syndicale des magistrats [Indépendance des magistrats du parquet], paragr. 9).

(16): Cons. const., déc. n° 93-326 DC du 11 août 1993, Loi modifiant la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme du code de procédure pénale, cons. 5.

(17): Cons. const., déc. n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, paragr. 180.

(18): Cons. const., déc. n° 2002-461 DC du 29 août 2002, Loi d'orientation et de programmation pour la justice, cons. 69-74.

(19): # Cons. const., déc. n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, cons. 120.

(20): # Cons. const., déc. n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, paragr. 289.

(21): Cons. const., déc. n° 2002-461 DC du 29 août 2002, Loi d'orientation et de programmation pour la justice, cons. 18.

(22): Cons. const., déc., n° 92-307 DC du 25 février 1992, Loi portant modification de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, cons. 12-13.

(23): Cons. const., déc. n° 2020-878/879 QPC du 29 janvier 2021, M. Ion Andronie R. et autre [Prolongation de plein droit des détentions provisoires dans un contexte d'urgence sanitaire], paragr. 4-11. Les dispositions contestées n'étaient plus applicables au moment de la décision du Conseil constitutionnel.

(24): Cons. const., déc. n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020, M. Geoffrey F. et autre [Conditions d'incarcération des détenus]. Certes, le Conseil constitutionnel ne se prononce pas sur le fondement de la liberté individuelle, choisissant de prononcer pour la première fois une décision d'inconstitutionnalité sur le fondement du principe de sauvegarde de la dignité humaine, mais ce fondement, invoqué dans les deux questions prioritaires de constitutionnalité à l'origine de la décision du Conseil constitutionnel (Cass. crim., 8 juillet 2020, n° 20-81731 et 20-81739), apparaît toutefois en filigrane de la décision (en particulier paragr. 14 : « (...) il incombe au législateur de garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu'il y soit mis fin »). Avec l'introduction de l'article 803-8 dans le code de procédure pénale par la Loi n° 2021-403 du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention, le législateur a répondu à la décision du Conseil constitutionnel.

(25): Cons. const., déc. n° 2014-420/421 QPC du 9 octobre 2014, M. Maurice L. et autre [Prolongation exceptionnelle de la garde à vue pour des faits d'escroquerie en bande organisée], cons. 13.

(26): Cons. const., déc. n° 2008-562 DC du 21 février 2008, Loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, cons. 21.

(27): Cons. const., déc. n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 59.

(28): Commentaire aux Cahiers de la décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, p. 37.

(29): Cons. const., déc. n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 57-60.

(30): Cons. const., déc. n° 2021-817 DC du 20 mai 2021, Loi pour une sécurité globale préservant les libertés, paragr. 2-12.

(31): Cons. const., déc. n° 2014-693 DC du 25 mars 2014, Loi relative à la géolocalisation, cons. 11, 12, 15.

(32): Cons. const., déc. n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, Loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions, paragr. 51-56.

(33): En ce sens, voir M.-A. Granger, « La distinction police administrative / police judiciaire au sein de la jurisprudence constitutionnelle. Éléments de contribution tirés du commentaire de la décision « LOPPSI » du Conseil constitutionnel », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2011, p. 789 et s. L'auteur souligne, à juste titre que, à la différence de la Constitution espagnole qui prévoit expressément que « la police judiciaire dépend des juges, des tribunaux et du ministère public en ce qui concerne la recherche du délit et la découverte et arrestation du délinquant (...) » (art. 126), « l'exigence de direction et de contrôle de la police judiciaire ne figure pas expressis verbis dans la Constitution française » et « ce rattachement de l'exigence de direction et de contrôle de l'autorité judiciaire à l'article 66 de la Constitution demeure fragile ».

(34): Cons. const., déc., n° 92-307 DC du 25 février 1992, Loi portant modification de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, cons. 17.

(35): Cons. const., déc. n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003, Loi relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, cons. 66 ; Cons. const., déc. n° 2011-631 DC du 9 juin 2011, Loi relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité, cons. 75 ; Cons. const., déc. n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018, Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, paragr. 75.

(36): Cons. const., déc. n° 2020-844 QPC du 19 juin 2020, M. Éric G. [Contrôle des mesures d'isolement ou de contention dans le cadre des soins psychiatriques sans consentement], paragr. 8 ; Cons. const., déc. n° 2021-912/913/914 QPC du 4 juin 2021, M. Pablo A. et autres [Contrôle des mesures d'isolement ou de contention dans le cadre des soins psychiatriques sans consentement II], paragr. 19 ; Cons. const., déc. n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, Loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions, paragr. 41.

(37): Cons. const., déc. n° 2012-235 QPC du 20 avril 2012, Association Cercle de réflexion et de proposition d'actions sur la psychiatrie [Dispositions relatives aux soins psychiatriques sans consentement], cons. 17 (délai de six mois pour le réexamen par le juge des mesures de soins sans consentement sous la forme de l'hospitalisation complète) ; Cons. const., déc. n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, Loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions, paragr. 42-43 (délai de quatorze jours maximum pour l'intervention d'un juge des libertés et de la détention sur la prolongation de la mesure d'isolement sanitaire).

(38): Voir supra.

(39): Cons. const., déc. n° 2012-253 QPC du 8 juin 2012, M. Mickaël D. [Ivresse publique]: le placement en chambre de sûreté est une privation de liberté organisée à des fins de police administrative qui ne nécessite pas, du fait de sa « brièveté » (« quelques heures au maximum »), une intervention de l'autorité judiciaire ; toutefois, le temps passé en chambre de sûreté doit être décompté de la durée de l'éventuelle garde à vue.

(40): Cons. const., déc. n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, paragr. 356-364.

(41): Art. 706-88 C. proc. pén. en matière de criminalité organisée.

(42): Art. 76 C. proc. pén. pour autoriser les perquisitions en enquête préliminaire de droit commun sans l'assentiment de la personne concernée (alors qu'un tel assentiment est en principe requis contrairement à l'enquête de flagrance plus coercitive) ; art. 706-89 et 706-90 C. proc. pén. pour autoriser les perquisitions en dehors des heures légales (6h-21h) dans le cadre d'une enquête pour criminalité organisée.

(43): Art. 706-95 et s. C. proc. pén.

(44): Sur la place inconfortable du juge des libertés et de la détention, voir B. de Lamy, « Le juge des libertés et de la détention : un trompe-l'œil ? », Droit pénal, 2007, étude n°13 ; G. Giudicelli-Delage, « La figure du juge de l'avant-procès entre symboles et pratiques », in Le droit pénal à l'aube du troisième millénaire. Mélanges offerts à Jean Pradel, Cujas, 2006, p. 335 et s.

(45): Cons. const., déc. n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Alors que le législateur avait prévu l'extension à tous les crimes du champ d'application de certaines techniques spéciales d'enquête jusqu'alors réservées à la lutte contre la criminalité organisée, le Conseil constitutionnel a jugé une telle disposition inconstitutionnelle en considération de ce que les crimes, à la différence des infractions relevant du domaine de la criminalité et de la délinquance organisées, ne revêtent pas nécessairement un caractère particulièrement grave et complexe au point de justifier le recours à ces techniques particulièrement intrusives et alors que le contrôle effectué par le juge des libertés et de la détention est lacunaire : il n'a pas accès à l'ensemble des éléments de la procédure et n'a ainsi pas accès aux procès-verbaux autres que ceux dressés en exécution de sa décision ; il n'est pas informé du déroulé de l'enquête en ce qui concerne les investigations autres que les actes accomplis en exécution de sa décision. Il en résulte que « 164. (...) le législateur a autorisé le recours à des techniques d'enquête particulièrement intrusives pour des infractions ne présentant pas nécessairement un caractère de particulière complexité, sans assortir ce recours des garanties permettant un contrôle suffisant par le juge du maintien du caractère nécessaire et proportionné de ces mesures durant leur déroulé ».

Citer cet article

Raphaële PARIZOT. « La jurisprudence constitutionnelle sur l’autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle », Titre VII [en ligne], n° 7, La liberté individuelle, octobre 2021. URL complète : https://webview-ccfr.sites.prod.conseilconstitutionnel.aquaray.com/publications/titre-vii/la-jurisprudence-constitutionnelle-sur-l-autorite-judiciaire-gardienne-de-la-liberte-individuelle