Titre VII
N° 9 - octobre 2022
La décentralisation et les finances publiques
La décentralisation appelle nécessairement une conciliation entre, d'une part la reconnaissance d'une autonomie financière des collectivités décentralisées et d'autre part, le maintien du caractère unitaire de l'État. En France, si l'autonomie financière est reconnue sur le plan formel, elle n'apparaît pas réellement effective. Les finances locales sont fortement dépendantes des transferts financiers de l'État et placées sous la vigilance des services centraux. La globalisation des finances publiques, imposée par le droit de l'Union européenne, a en outre créé une interdépendance entre les différents périmètres financiers qui se manifeste par le développement de nouvelles relations entre l'État et les collectivités territoriales.
« La décentralisation est réelle si la collectivité est véritablement maîtresse de ses finances »(2). L'État a le choix entre l'alternative consistant à assurer lui-même l'activité administrative locale ou celle, plus libérale, de la décentralisation(3).
Toute réforme décentralisatrice se trouve confrontée à la question des moyens financiers mis à la disposition des collectivités décentralisées. La décentralisation a été motivée par la proximité de certains services et la nécessité de renforcer le lien entre les autorités politiques locales et les usagers des services publics locaux. La notion de performance est également présente, car il est apparu nécessaire de rapprocher les gestionnaires des services publics au plus près de leurs usagers afin de garantir leur plus grande satisfaction. L'autonomie financière locale est consacrée par la Charte européenne de l'autonomie locale qui a été signée en 1985 et ratifiée par la France en 2006, et dont l'article 9 détaille l'autonomie financière en énonçant plusieurs principes applicables aux finances locales européennes.
En France, les principes de la décentralisation financière ont été posés dès l'acte I de la décentralisation. L'autonomie financière des collectivités territoriales n'a longtemps bénéficié que d'une affirmation législative. L'autonomie financière a été conçue comme un préalable nécessaire à la décentralisation, car il convenait d'abord de doter les collectivités locales d'une autonomie financière pour leur transférer ensuite des compétences. La décentralisation de 1982 s'est révélée, à l'usage, insuffisante et un pas nouveau a été franchi à partir des années 2000. La révision de la Constitution a cherché à renforcer la décentralisation financière en signant l'acte II de la décentralisation. La loi constitutionnelle du 18 mars 2003 a introduit un article 72-2 dans la Constitution de 1958 consacrant de manière constitutionnelle l'autonomie financière. Malgré ces réformes, la question du financement des collectivités territoriales demeure encore épineuse.
Les dépenses des administrations publiques locales(4) représentent environ 270 milliards d'euros soit à peu près 20 % du total de la dépense publique en France et 10 % du PIB. Les finances locales jouent ainsi un rôle économique important. L'endettement local demeure relativement modéré, avec 230 milliards de dettes qui représentent moins de 10 % du total de la dette publique, mais cela est une conséquence de la limitation de l'emprunt aux seules dépenses d'investissement.
« L'état des finances locales conditionne l'effectivité même de la décentralisation et de la démocratie locale »(5), et il a été loisible de considérer que la décentralisation a été plus administrative que financière. « La centralisation et la décentralisation ne constituent pas des catégories, mais plutôt les pôles extrêmes d'une seule et même catégorie : la semi-décentralisation »(6). La décentralisation est ainsi placée dans un cadre bipolaire exposé par Pierre Lalumière suivant lequel « l'autonomie financière [...] s'est toujours déterminée négativement ; elle n'est ni la reconnaissance d'une indépendance financière sans aucun contrôle ni l'assimilation pure et simple au régime financier des administrations de l'État »(7). Pour Charles Eisenmann(8) comme pour Pierre Lalumière, la décentralisation et l'autonomie financière sont conçues comme impliquant non une discontinuité entre les notions de centralisation et de décentralisation et celles d'hétéronomie et d'autonomie financière, mais plutôt un continuum se situant entre les deux pôles. Cette bipolarisation aboutit à rendre pratiquement impossible toute définition arrêtée du concept, nécessairement appelé à évoluer soit vers davantage de décentralisation financière soit au contraire vers une recentralisation des finances locales, en fonction de différents facteurs notamment temporels et géographiques.
La bipolarisation caractérise la situation de la décentralisation au regard des finances publiques. D'une part, les successives réformes décentralisatrices ont conduit à reconnaître une relative autonomie financière en faveur des collectivités territoriales (I). D'autre part, la décentralisation financière est marquée par le respect du caractère unitaire de l'État (II).
I) La fragile reconnaissance de compétences financières autonomes au profit des collectivités décentralisées
La décentralisation suppose que les collectivités territoriales disposent de certaines libertés financières. Celles-ci sont reconnues depuis 2003 par la Constitution et la loi organique du 29 juillet 2004 relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales (Art. LO 1114-1 à 4 du Code général des collectivités territoriales). La reconnaissance des libertés financières demeure cependant fragile, car elle émane du législateur central qui est toujours en mesure de les réduire. La décentralisation financière obéit à plusieurs principes directeurs reconnaissant les libertés locales financières (A) dans la recherche d'une plus grande autonomie financière (B).
A) Les principes directeurs de la décentralisation financière : l'affirmation des libertés locales dans le domaine financier
Les principes directeurs de la décentralisation financière sont expressément posés par la Constitution de 1958 qui réserve formellement à la loi l'essentiel de la compétence dans le domaine des finances locales et énonce le principe substantiel de libre administration.
La réserve de compétence législative est la garantie d'un débat démocratique relatif aux libertés financières locales. Les collectivités disposent d'une liberté encadrée par la loi. La Constitution, dans son article 34, organise les garanties formelles de l'autonomie financière locale en laissant à la loi le soin de déterminer « les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ». La réserve de loi est en outre rappelée par l'article 72 al. 3 de la Constitution. Le droit financier local est dès lors un droit essentiellement législatif, codifié au Code général des collectivités territoriales.
La réserve de compétence législative réduit en fait considérablement le champ de l'autonomie locale. Le terme d'autonomie vient du grec auto nomos, qui se régit par ses propres lois. Dans le domaine financier, cette notion signifierait que les collectivités territoriales devraient disposer du pouvoir de régir leurs compétences financières. La réglementation financière locale relèverait intégralement de la compétence locale. La sphère de validité des compétences des collectivités territoriales comprendrait ainsi la réglementation budgétaire et financière. Il existerait alors autant de règles financières qu'existeraient de collectivités. Pour Hans Kelsen, « la décentralisation est principalement justifiée parce qu'elle permet de régir un seul domaine de diverses façons selon les circonscriptions »(9). Dans le domaine fiscal, l'autonomie supposerait que les collectivités bénéficient d'impôts valables que sur leur territoire et dont elles pourraient librement fixer l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement.
Une telle conception ne saurait accueillir le cas français. L'essentiel de la réglementation financière régissant les collectivités territoriales est issu de la loi dans un cadre uniforme pour chaque catégorie de collectivités. Sur le plan fiscal, les collectivités françaises ne disposent pas du pouvoir de déterminer l'assiette, le taux ou les modalités de recouvrement de l'impôt en dehors des habilitations prévues par la Constitution ou la loi. Surtout, les collectivités ne disposent pas de la faculté de créer un impôt ou même d'exonérer certains contribuables en dehors des cas prévus par la loi(10). La compétence locale en matière fiscale est en fait doublement limitée par la réserve de loi énoncée précédemment et la réserve de loi fiscale découlant du principe du libre consentement à l'impôt. La Constitution ne garantit du reste aucune autonomie fiscale locale(11).
La réserve de loi dans le domaine de la compétence financière locale favorise le contrôle du Conseil constitutionnel qui pourra se prononcer sur le respect des dispositions constitutionnelles instituant la séparation verticale du pouvoir financier. Le Conseil veille ainsi au respect de l'autonomie financière locale ainsi que surtout du principe de libre administration.
La libre administration des collectivités territoriales est au centre des relations entre la décentralisation et les finances publiques. Il résulte de la jurisprudence constitutionnelle que l'autonomie financière est une composante ou plutôt un complément nécessaire au principe de libre administration des collectivités territoriales. Depuis la révision constitutionnelle de 2003, la libre administration et l'autonomie financière sont consacrées par la Constitution et ont apparemment acquis la même valeur. La question mérite cependant d'être posée dans la mesure où l'antériorité du principe de libre administration par rapport à l'autonomie financière semble être maintenue par le Conseil constitutionnel. L'autonomie financière a d'abord été déduite du principe de libre administration, impliquant une personnification des collectivités locales dont la traduction se manifeste par l'existence d'un budget propre, c'est-à-dire autonome et distinct de celui de l'État. L'existence d'un budget autonome ne signifie pas pour autant l'existence d'une autonomie financière au sens moderne. L'autonomie financière évoque une certaine liberté financière des collectivités. Cette interprétation a été retenue par le Conseil constitutionnel qui a déterminé les contours du principe de libre administration. L'autonomie financière est plutôt apparue comme le corollaire de la libre administration et a bénéficié très tôt d'une protection élevée.
Le Conseil constitutionnel a ménagé les dépenses des collectivités territoriales en décidant très tôt que le principe de libre administration s'opposait à ce qu'un établissement public territorial impose une charge à une collectivité locale(12). Le Conseil a ensuite précisé que la loi peut définir des dépenses qui présentent un caractère obligatoire, à condition que celles-ci soient définies avec précision quant à leur objet et à leur portée et qu'elles ne méconnaissent pas la compétence propre des collectivités ni qu'elles entravent leur libre administration(13). L'autonomie financière a surtout été spectaculairement liée à la libre administration suite aux différentes réductions de la fiscalité locale. Le Conseil s'est prononcé en 1998 sur la suppression de la part « salaires » de la taxe professionnelle(14). Dans la décision relative à la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation en 2000, le Conseil a estimé que les dispositions de la loi, si elles réduisent de nouveau la part des recettes fiscales des régions dans l'ensemble de leurs ressources, n'ont pour effet ni de restreindre la part de ces recettes ni de diminuer les ressources globales des régions au point d'entraver leur libre administration(15). Plus récemment, le Conseil a validé la suppression de la taxe d'habitation prévue pour 2023, en considérant qu'« aucune exigence constitutionnelle n'impose que la suppression ou la réduction d'une recette fiscale perçue par des collectivités territoriales soit compensée par l'allocation d'un montant de recettes comparable »(16). Il a ainsi jugé que cette suppression n'était contraire ni au principe de libre administration ni à l'autonomie financière des collectivités(17).
La primeur du principe de libre administration laisse supposer une primauté de la libre administration sur l'autonomie financière, qui permet de doter la libre administration d'une réelle effectivité. La jurisprudence semble subordonner l'autonomie financière à la libre administration, mais, toutefois, seule la dénaturation de la libre administration est censurée par le Conseil qui exige ainsi une certaine gravité.
B) L'autonomie financière des collectivités décentralisées
Pour pouvoir librement s'administrer, les collectivités territoriales doivent disposer de compétences financières étendues. La libre administration comprend également l'administration des finances de la collectivité. L'autonomie financière participe de la séparation verticale du pouvoir financier et révèle ainsi la division du pouvoir politique entre un centre et des périphéries.
L'affirmation constitutionnelle de l'autonomie financière locale constitue une garantie normative. L'autonomie financière a été inscrite en 2003 dans le nouvel article 72-2 de la Constitution, complété par la loi organique du 29 juillet 2004 afin de placer l'autonomie financière à un degré élevé de la hiérarchie des normes pour la protéger du législateur ordinaire et lutter contre le phénomène de recentralisation des finances locales. L'article 72-2 énonce plusieurs principes de la décentralisation financière. Tout d'abord, les collectivités disposent d'une liberté de dépenser dans les limites des dépenses obligatoires et de l'équilibre réel du budget local(18). La Constitution précise que les collectivités peuvent bénéficier du produit des impositions de toutes natures dont elles peuvent fixer le taux et certains éléments d'assiette dans les conditions posées par la loi. La Constitution valide la délégation de compétences fiscales aux collectivités territoriales notamment en matière de taux et d'assiette, ce qui avait été réalisé, sans doute de manière inconstitutionnelle, par la loi du 10 janvier 1980(19). Surtout, la Constitution prévoit que les ressources fiscales et les autres ressources propres des collectivités constituent la part déterminante de leurs ressources. L'objectif était de freiner le mécanisme de recentralisation des finances locales et de garantir une pérennité et un dynamisme des ressources fiscales, nonobstant le caractère tautologique et faiblement normatif de l'expression « part déterminante »(20). L'article 72-2 précise que les transferts, extensions et créations de compétences sont accompagnés de ressources nécessaires à leur exercice. Toute réforme décentralisatrice passant nécessairement par l'attribution de compétences aux collectivités, la décentralisation financière appelle le transfert de ressources permettant l'exercice des compétences locales. Enfin, la Constitution précise que la loi prévoit des mécanismes de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités. La péréquation consiste à corriger les inégalités de richesses entre collectivités par l'intervention de l'État (péréquation verticale) ou par une solidarité entre les collectivités (péréquation horizontale). La loi organique du 29 juillet 2004(21) a complété l'article 72-2 al. 3 de la Constitution en précisant quelles étaient les collectivités concernées, les ressources propres visées, ainsi que le ratio d'autonomie financière. Malgré les précisions apportées par des dispositions élevées dans la hiérarchie des normes, l'autonomie financière demeure un concept relativement flou.
L'autonomie financière des collectivités territoriales revêt en réalité deux formes, en distinguant l'autonomie formelle de l'autonomie réelle(22).
L'autonomie financière formelle résulte de la capacité juridique des collectivités au regard des décisions financières. Elle suppose la compétence de prendre des décisions financières exécutoires de plein droit. L'autonomie formelle, renouvelée par les lois de 1982 ainsi que la loi constitutionnelle de 2003, est ainsi consacrée par les textes et comprend théoriquement plusieurs composantes. Elle appelle d'abord un pouvoir de décision en matière de recettes (création d'un impôt, détermination de l'assiette d'un impôt, de son montant et de son recouvrement). L'autonomie financière formelle suppose également un pouvoir de décision en matière de dépenses déterminé par l'existence de dépenses interdites, obligatoires et facultatives. Enfin, l'autonomie financière formelle comporte un encadrement de l'État par des moyens de contrôle suffisamment légers (contrôle de régularité et non d'opportunité, contrôle a posteriori et contrôle juridictionnel).
L'autonomie formelle est nécessaire, car l'autonomie financière ne peut se concevoir sans l'octroi de compétences juridiques, mais elle n'est pas suffisante. En effet, la reconnaissance de compétences juridiques financières ne suffit pas à doter les collectivités d'une autonomie financière réelle, mais une autonomie réelle peut difficilement se concevoir sans autonomie formelle.
L'autonomie financière réelle se greffe à l'autonomie formelle et dépend de deux facteurs. Les collectivités doivent, d'une part, disposer d'un niveau suffisant de ressources propres qu'elles peuvent prévoir et dès lors bénéficier de ressources fiscales votées par leurs conseils élus, représentant les contribuables conformément à l'art. 14 de la Déclaration de 1789. Les collectivités doivent, d'autre part, connaître un montant maîtrisable de leurs dépenses. Si ce niveau n'est pas maîtrisé, il sera impossible de déterminer le niveau suffisant de ressources. L'autonomie réelle implique que les collectivités locales ne soient pas écrasées de charges trop élevées. Il n'y a plus d'autonomie si la collectivité ne peut financer que les dépenses obligatoires. L'autonomie se mesure ainsi par la capacité des collectivités territoriales à prendre en charge des dépenses non obligatoires qui traduisent une réelle volonté politique.
Qu'elle soit formelle ou réelle, l'autonomie financière des collectivités territoriales supporte, en France, de nombreuses limites qui tiennent principalement au caractère unitaire de l'État décentralisé.
II) Le nécessaire respect du caractère unitaire de l'État décentralisé : les limites aux libertés locales dans le cadre d'un système financier unifié
Le caractère unitaire de l'État implique, dans la conception française de la décentralisation, un fort lien de dépendance financière des collectivités à l'égard de l'État (A), ainsi qu'une interdépendance liée à l'effort de redressement des finances publiques (B).
A) La dépendance financière des collectivités décentralisées à l'égard de l'État
Les collectivités territoriales françaises sont fortement dépendantes des finances nationales et en particulier des transferts financiers de l'État. Elles sont en outre traditionnellement soumises, dans le domaine financier, aux contrôles de l'État.
Les transferts financiers de l'État sont une condition de réalisation de l'autonomie financière locale. Ils représentent en 2022 105,5 milliards(23) et prennent techniquement la forme de prélèvements sur recettes, d'une mission particulière (la mission relations avec les collectivités territoriales), de fonds de concours et d'avance. Ils se répartissent en trois catégories. Les concours financiers qui représentent la moitié des transferts de l'État (52,74 milliards) et sont des prélèvements sur recettes de l'État au profit des collectivités, des crédits de la mission Relations avec les collectivités territoriales, de la TVA affectée aux régions depuis 2018 et aux départements depuis 2021. Les concours qui sont principalement centrés autour de la dotation globale de fonctionnement sont établis par la loi, car il s'agit de ressources locales. La deuxième catégorie de transferts est constituée de la fiscalité transférée et du financement de la formation professionnelle, dont l'objet est de compenser les mesures de décentralisation et les transferts de compétences à la charge des collectivités locales. Ces transferts s'élèvent, en 2022, à 40,81 milliards. La troisième catégorie comporte divers autres transferts, qui atteignent 11,97 milliards. Ils comprennent les subventions aux collectivités de certains ministères, les contreparties de dégrèvements d'impositions locales décidés par voie législative et le produit des amendes de police de la circulation et des radars. En outre, au titre du soutien aux collectivités face à la crise, l'État a prévu une enveloppe de 12 milliards.
Les collectivités territoriales sont ainsi fortement dépendantes des transferts financiers qui semblent affecter leur autonomie et représentent presque 40 % du total des dépenses locales (270 milliards).
Les contrôles de l'État sur les finances locales constituent un impératif du maintien du caractère unitaire de l'État. À l'occasion du contrôle de constitutionnalité de la loi de 1982, le Conseil constitutionnel a rappelé que « si la loi peut fixer les conditions de la libre administration des collectivités territoriales, c'est sous la réserve qu'elle respecte les prérogatives de l'État »(24). Les finances locales sont ainsi soumises au contrôle de représentant de l'État auquel ont été associées les Chambres régionales et territoriales des comptes. Les budgets locaux sont en réalité soumis à un contrôle de régularité budgétaire, mais aussi en tant qu'actes administratifs au contrôle général de légalité par le juge administratif.
Les contrôles de régularité budgétaire associent le préfet aux chambres régionales des comptes afin d'atténuer la tutelle du préfet. Ils portent sur des éléments essentiels tels que l'inscription des dépenses obligatoires, le respect des délais d'adoption et de l'équilibre budgétaire et comptable ainsi que sur l'éventuel déficit du compte administratif. Le préfet n'est pas obligé, en principe, de saisir la chambre régionale des comptes et son refus est insusceptible de recours. Le contrôle de régularité budgétaire diffère du contrôle de légalité, car il ne donne pas lieu à l'annulation du budget, mais à sa réformation et à un dessaisissement de la collectivité concernée de son pouvoir budgétaire qui revient à l'État. En outre, les chambres régionales des comptes n'émettent que des avis qui ne sont pas des décisions juridictionnelles et dont le préfet peut s'écarter sous réserve de motiver sa décision. Les contrôles budgétaires sont essentiellement formels et ne garantissent pas la bonne gestion des deniers publics. Le contrôle du respect de l'équilibre est relativement inadapté, car les mesures de rétablissement de l'équilibre portent sur un exercice, ce qui n'est pas toujours suffisant et interdit l'établissement d'un plan pluriannuel. Le « contrôle » le plus utile est sans doute l'examen de la gestion(25) qui, donnant lieu à des rapports d'observations, porte sur la régularité des actes de gestion, sur l'économie des moyens et sur l'évaluation des résultats atteints par rapport aux objectifs fixés sans pour autant glisser sur leur opportunité.
Les actes budgétaires locaux sont également soumis au contrôle de légalité. Ils peuvent en principe faire l'objet d'un déféré préfectoral, à la condition que le moyen invoqué par le préfet ne relève pas de l'un des cas de contrôle de régularité(26). Le juge administratif peut également être saisi par un contribuable local considéré, depuis longtemps(27), comme ayant un intérêt suffisant à agir. Le juge a également admis l'intérêt à agir contre un budget local insincère(28). L'annulation intervient cependant après une procédure relativement longue et inadaptée aux finances. Elle prive de base légale les décisions prises en vertu de celui-ci même si l'autorité délibérante peut valider la délibération annulée. Le contrôle de légalité se heurte en outre au contrôle de régularité budgétaire et il a été nécessaire d'articuler ces deux formes de contrôle. Le juge administratif a adopté un schéma procédural complexe propre à chaque type de contrôle permettant la conciliation avec le contrôle de légalité(29).
Le droit de la décentralisation repose également sur un régime de responsabilité des gestionnaires locaux qui a revêtu diverses formes. Cette responsabilité a été réformée par l'ordonnance du 23 mars 2022(30). Le comptable public, agent de l'État, contrôle également, lors de la phase d'exécution des opérations financières, les décisions des ordonnateurs publics locaux. Outre la dépendance financière à l'égard de l'État, le droit de la décentralisation financière repose, depuis ces dernières années, sur une solidarité qui impose l'association des collectivités à l'effort de redressement des finances publiques.
B) L'association des collectivités décentralisées au redressement des finances publiques : l'interdépendance financière des personnes publiques
Les collectivités locales sont associées à l'effort de redressement des finances publiques. Cette solidarité résulte des normes européennes impliquant une globalisation financière dans le but d'apprécier la soutenabilité des finances publiques. Elle a débouché sur une contractualisation des relations financières entre l'État et les collectivités territoriales.
Depuis 1993, le droit de l'Union européenne limite les déficits publics excessifs à 3 % du PIB. Ce mécanisme est fixé par l'article 126 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne complété par le 12e protocole additionnel. Aux termes de ce protocole, « on entend par public ce qui est relatif au gouvernement général, c'est-à-dire les administrations centrales, les autorités régionales ou locales et les fonds de sécurité sociale ». Le droit de l'Union européenne a organisé une globalisation des finances publiques qui comportent les finances de l'État, les finances sociales et les finances locales. Les déficits publics excessifs, correspondant au besoin de financement des administrations publiques, sont appréciés dans cette globalité, incluant les finances locales.
La Constitution de 1958 ne concernait à l'origine que les finances de l'État. Elle ignorait, en dehors du principe de libre administration(31), les finances locales et sociales. Le Conseil constitutionnel a pourtant très tôt considéré que « nbsp ; l'expression »charge publique" doit être entendue comme englobant, outre les charges de l'État, toutes celles antérieurement visées par l'article 10 du décret du 19 juin 1956 sur le mode de présentation du budget de l'État »(32), incluant les finances locales. Il a ensuite élargi la compétence du Parlement en décidant qu'il lui appartenait « de prescrire, pour sa propre information, dans les lois de finances, des mesures de contrôle sur la gestion des finances publiques et sur les comptes des établissements et entreprises fonctionnant avec des fonds publics »(33). Il a ainsi interprété de manière extensive les expressions « charge publique » (art. 40 de la Constitution) et « contrôle des dépenses publiques » (art. 42 de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959). La révision constitutionnelle de 2008(34) a introduit pour la première fois dans la Constitution deux notions fondamentales. D'une part, l'article 34 évoque les orientations pluriannuelles des finances publiques. D'autre part, le même article 34, mais aussi le nouvel article 47-2, se réfèrent aux comptes des administrations publiques, lesquels s'inscrivent dans un objectif d'équilibre(35). Les finances publiques présentant par définition un caractère global, la Constitution a procédé, de jure, à une unification des périmètres financiers, renforcée par la référence, également nouvelle, aux comptes des administrations publiques puisque le pluriel entraîne nécessairement une consolidation desdits comptes. La loi de programmation des finances publiques inclut ainsi les finances locales qui sont prises en compte dans l'appréciation de la soutenabilité des finances publiques. Elle crée une interdépendance solidaire entre les différents périmètres sans doute au regard des exigences européennes, mais aussi au nom d'une meilleure gouvernance financière. C'est du reste la loi de programmation de 2018(36) qui a introduit la contractualisation budgétaire entre les collectivités et l'État.
La décentralisation appelle un changement des relations entre l'État et les collectivités territoriales. Les modes de gestion imposés par l'État de manière unilatérale cèdent progressivement le pas à des techniques négociées. Ce phénomène concerne non seulement la France, mais aussi les États reconnaissant l'autonomie financière. En France, elle a d'abord pris la forme d'un pacte de confiance et de responsabilité signé entre l'État et les associations représentatives des collectivités en 2013. La loi de programmation des finances publiques de 2018 a retenu la contractualisation « budgétaire » à travers les « contrats de Cahors »(37). L'article 13-I de la loi de programmation de 2018 précise que « les collectivités territoriales contribuent à l'effort de réduction du déficit public et de maîtrise de la dépense publique, selon des modalités à l'élaboration desquelles elles sont associées ». L'article 29 de la même loi institue les contrats entre l'État et les différentes entités locales afin « d'organiser leur contribution à la réduction des dépenses publiques et du déficit public ». Les contrats fixent un objectif d'évolution des dépenses de fonctionnement. Le Conseil constitutionnel, statuant pour la première fois sur une loi de programmation des finances publiques, ne les a pas considérés contraires à la Constitution. Il a rappelé qu'« en instituant un mécanisme contraignant d'encadrement des dépenses réelles de fonctionnement de certaines collectivités territoriales, le législateur a entendu mettre en œuvre « l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques » »(38). Il a décidé que le législateur n'avait pas porté à la libre administration des collectivités territoriales une atteinte d'une gravité telle que seraient méconnus les articles 72 et 72-2 de la Constitution(39). Il s'est fondé en particulier sur le fait que les contrats pouvaient être modifiés par avenant et que les mécanismes de reprise financière donnaient lieu à un débat contradictoire entre le représentant de l'État et la collectivité sous le contrôle du juge administratif(40).
La contractualisation concerne aussi les relations entre l'ordonnateur local et le comptable public lors de l'exécution des opérations financières locales. Deux instruments sont ainsi mis en œuvre. Les conventions de services comptables et financiers, qui concernent les grandes collectivités et les engagements partenariaux qui portent sur les collectivités de moindre dimension.
Les rapports entre la décentralisation et les finances publiques révèlent une complexité marquée par la nécessité de concilier l'autonomie des collectivités avec le caractère unitaire de l'État décentralisé. En définitive, « la mesure de la décentralisation [...] apparaît beaucoup mieux à travers les finances des collectivités locales qu'elle ne ressort de la liste des compétences juridiques reconnues aux autorités municipales ou régionales » (41).
(1): Professeur des Universités, Université d'Aix-Marseille, Faculté de droit et de science politique, Membre du CEFF, EA 891, Membre de l'ILF-GERJC, UMR DICE 7318.
(2): P.-M. Gaudemet ; J. Molinier, Finances Publiques, Tome 1, Domat-Montchrestien, 7e éd., Paris, 1996, p. 176, n° 123.
(3): Ibid.
(4): Le concept d'administrations publiques locales est utilisé par l'INSEE au titre de la comptabilité nationale.
(5): Ch. Pierucci ; G. Sutter, Manuel de Finances publiques, PUF, Paris, 2020, p. 273, n° 278.
(6): Ch. Roig, « Théorie et réalité de la décentralisation », RFSP, n° 3, 1966, p. 451. Voir également A. Roux, La décentralisation, Coll. systèmes, LGDJ, Paris, 2016, p. 6.
(7): P. Lalumière, Finances publiques, 7e éd., Armand Colin, 1983, p. 153.
(8): Ch. Eisenmann, Centralisation et décentralisation, LGDJ, Paris, 1948.
(9): H. Kelsen, « Théorie générale du droit et de l'État », trad. B. Laroche et V. Faure, in La pensée juridique moderne, Bruylant-LGDJ, 1997, p. 353.
(10): Voir par ex. l'art. 11 de la loi n° 78-1240 du 29 décembre 1978 de finances rectificative pour 1978
(11): Cons. const., déc. n° 2009-599 DC du 29 déc. 2009, Loi de finances pour 2010, cons. 64.
(12): Cons. const., déc. n° 83-168 DC du 20 janv. 1984
(13): Cons. const., déc. n° 90-274 DC du 29 mai 1990, Loi visant à la mise en œuvre du droit au logement
(14): Cons. const., déc. n° 98-405 DC du 29 déc. 1998, Loi de finances pour 1999
(15): Cons. const., déc. n° 2000-432 DC du 12 juil. 2000, Loi de finances rectificative pour 2000
(16): Cons. const., déc. n° 2019-796 DC du 27 déc. 2019, Loi de finances pour 2020, paragr. 24.
(17): Ibid., paragr. 27.
(18): Art. L 1612-4 CGCT.
(19): Voir Cons. const., déc. n° 79-112 DC du 9 janv. 1980, Loi portant aménagement de la fiscalité directe locale
(20): Cons. const., déc. n° 2004-500 DC du 29 juil. 2004, Loi organique relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales, cons. 15.
(21): Art. LO 1114-1 à 4 du CGCT.
(22): R. Muzellec, « Qu'est-ce que l'autonomie financière des collectivités territoriales ? », LPA, 1991, n° 7.
(23): Jaune budgétaire 2022, Transferts financiers de l'État aux collectivités territoriales, p. 7.
(24): Cons. const., déc. n° 82-137 DC du 25 fév. 1982, Loi relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, cons. 4.
(25): Art. L 211-8 du Code des juridictions financières.
(26): Par ex. voir CE, 9 juil. 1997, Commune de Garges-lès-Gonesse.
(27): CE, 29 mars 1901, Casanova.
(28): CE, 16 mars 2001, Commune de Rennes-les-Bains, recettes surévaluées.
(29): Voir S. Damarey, Le juge administratif, juge financier, Dalloz, Paris, 2001.
(30): Ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics.
(31): Cette discrétion s'explique en partie par des réticences à voir les finances locales entrer dans le domaine de la loi. Monsieur Deschamps, rapporteur général, faisait observer qu'« il ne faut pas que la loi stricte prenne elle-même les compétences qui sont actuellement données aux communes ni, surtout, s'immisce dans leurs finances locales », Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Vol. III, La doc. fr., Paris, 1991, p. 456.
(32): Cons. const., déc. n° 60-11 DC du 20 janvier 1961, Loi relative aux assurances maladie, invalidité et maternité des exploitants agricoles et des membres non-salariés de leur famille, cons. 2.
(33): Cons. const., déc. n° 64-27 DC du 18 décembre 1964, Loi de finances pour 1965, cons. 7.
(34): Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.
(35): Art. 34 de la Constitution introduit par l'art. 11 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 susvisée.
(36): Loi n° 2018-32 du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022.
(37): La démarche de contractualisation entre l'État et les collectivités a été initiée lors de la conférence nationale des territoires tenue en 2017 à Cahors.
(38): Cons. const., déc. n° 2018-760 DC du 18 janv. 2018, Loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022, paragr. 12.
(39): Ibid., paragr. 16.
(40): Ibid., paragr. 14-15.
(41): P.-M. Gaudemet, « L'apport de la science financière à la science politique », RFSP, n° 4, 1965, p. 638.
Citer cet article
Éric OLIVA. « La décentralisation et les finances publiques », Titre VII [en ligne], n° 9, La décentralisation, octobre 2022. URL complète : https://webview-ccfr.sites.prod.conseilconstitutionnel.aquaray.com/publications/titre-vii/la-decentralisation-et-les-finances-publiques
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