Titre VII

N° 7 - octobre 2021

Chronique de jurisprudence constitutionnelle/droit fiscal (janvier à juin 2021)

Égalité

Égalité devant la loi et les charges publiques

- Exigence de prise en compte des facultés contributives impliquant qu'une imposition assise sur la perception d'un revenu soit acquittée par celui qui dispose de ce revenu (Cons. const., décision n° 2021-921 QPC du 25 juin 2021 et CE, 20 avril 2021, n° 430561 et 430562, Sté Baxter SAS)

En vertu d'une jurisprudence bien établie, « l'exigence de prise en compte des facultés contributives, qui résulte du principe d'égalité devant les charges publiques, implique qu'en principe, lorsque la perception d'un revenu ou d'une ressource est soumise à une imposition, celle-ci doit être acquittée par celui qui dispose de ce revenu ou de cette ressource ». Ce principe énoncé pour la première fois par le Conseil constitutionnel en 2013 (décision n° 2013-684 DC du 29 décembre 2013, Loi de finances rectificative pour 2013) a conduit à la censure de dispositions législatives prévoyant l'imposition en toute circonstance des éditeurs de services de télévision sur des sommes encaissées par des tiers, que les éditeurs aient ou non disposé de ces sommes (outre la décision de 2013, voir également la décision n° 2013-362 QPC du 6 février 2014, TF1 SA, la décision n° 2016-620 QPC du 30 mars 2017, Société EDI-TV ou encore la décision n° 2017-669 QPC du 27 octobre 2017, Société EDI-TV).

Dans ces précédents, le Conseil constitutionnel avait censuré des dispositions qui déterminaient l'assiette de l'impôt en y intégrant des sommes qui n'avaient pas été encaissées par le contribuable, même si elles devaient lui revenir en totalité ou en partie en vertu des contrats conclus avec le tiers qui encaissait ces sommes pour son compte. La question posée dans les deux affaires ayant donné lieu aux décisions du Conseil d'État du 20 avril 2021 et du Conseil constitutionnel du 25 juin 2021 était de savoir si dans la situation inverse où un contribuable encaisse une somme pour le compte d'un tiers qu'il s'engage, en vertu soit d'un contrat de commissionnaire soit d'un contrat de mandat, à lui reverser, le principe d'égalité devant les charges publiques est susceptible de faire obstacle à ce que les sommes en question soient imposées au nom du commissionnaire ou du mandataire.

Par sa décision du 20 avril 2021, le Conseil d'État s'est ainsi prononcé sur la conformité au principe d'égalité devant les charges publiques de la contribution sur le chiffre d'affaires due par les entreprises exploitant en France des spécialités pharmaceutiques prévue par l'article L 245-6 du Code de la sécurité sociale. Une société faisait en effet valoir que ces dispositions méconnaissaient le principe d'égalité devant les charges publiques, dès lors qu'en ne distinguant pas selon que les exploitants visés par ces dispositions disposent ou non du chiffre d'affaires ainsi réalisé, elles auraient pour effet d'assujettir des entreprises agissant en tant que commissionnaire à une imposition dont l'assiette inclut des revenus dont elles ne disposent pas.

Après avoir rappelé qu'en vertu de l'article L. 132-1 du Code de commerce, le commissionnaire est celui qui agit en son propre nom pour le compte d'un commettant, le Conseil d'État en a déduit que lorsqu'il assure en France l'exploitation d'une ou plusieurs spécialités pharmaceutiques, il résulte de sa qualité de commissionnaire qu'il réalise lui-même le chiffre d'affaires retiré de la vente des biens du commettant, dont les résultats sont enregistrés dans sa comptabilité. La haute assemblée en conclut que, alors même que pèse sur lui l'obligation contractuelle de reverser au commettant le produit de ses ventes, le commissionnaire ne saurait être regardé, pour l'application des dispositions de l'article L. 245-6 du Code de la sécurité sociale, comme n'ayant pas la disposition des ressources qu'il retire de son exploitation et qui constituent son chiffre d'affaires.

En revanche, par une décision du même jour n° 448984, Sté M6 Publicité, le Conseil d'État avait considéré que soulevait une difficulté sérieuse au regard du principe d'égalité devant les charges publiques la question de savoir si la taxe sur la publicité prévue par l'article 302 bis KD du CGI dont étaient redevables, avant son abrogation au 1er janvier 2020, les personnes qui assurent la régie de ces messages publicitaires, était conforme à ce principe, dès lors que cette taxe est due par le régisseur publicitaire alors même qu'il perçoit les sommes qui en constituent l'assiette en vertu d'un contrat de mandat qui le lie au gestionnaire du support publicitaire. Comme le rappelait Émilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions sur cette décision, « la facturation et l'encaissement des sommes payées par les annonceurs sont alors opérés par le régisseur, non en son nom propre et pour son compte, mais au nom et pour le compte du support. Les montants en cause ne correspondent ainsi au paiement d'aucune créance du régisseur sur les annonceurs ni à aucun produit d'une vente réalisée par le régisseur en son nom. Si elles transitent par le régisseur, ces recettes publicitaires ne lui appartiennent donc ni économiquement ni juridiquement : le régisseur n'agit que comme intermédiaire transparent entre les annonceurs et le support. Comptablement, ces sommes ne sont -- à la différence de celles perçues par un commissionnaire -- pas incluses dans le chiffre d'affaires du régisseur mandataire, qui ne se compose que de ses seules commissions ». La rapporteure publique, suivie par le Conseil d'État, en déduisait qu'il ne lui semblait pas entièrement exclu qu'une imposition frappant le mandataire d'un tiers sur des sommes qui appartiennent à ce dernier et dont il n'est que dépositaire puisse être jugée contraire au principe d'égalité devant les charges publiques « dès lors que la personne imposée n'a, en réalité, fait qu'apercevoir la couleur des sommes servant à définir sa capacité contributive, lesquelles ne lui appartiennent pas et dont il ne conserve qu'une petite part ».

Cette approche a cependant clairement été écartée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 25 juin 2021 par laquelle il a jugé les dispositions de l'article 302 bis KD du CGI conformes à la Constitution au motif, d'une part, que « les régies publicitaires sont imposées sur des sommes qui leur sont effectivement versées par les annonceurs » et, d'autre part, que « la circonstance qu'une partie de ces sommes doive être reversée aux éditeurs lorsqu'une régie publicitaire agit pour le compte d'un éditeur relève de la forme contractuelle librement choisie pour régler leurs relations ». Le commentaire de la décision en éclaire les motifs en rappelant que les précédentes décisions du Conseil constitutionnel « reposaient sur le constat que ces taxes, dont étaient redevables les éditeurs, incluaient ou pouvaient inclure dans leur assiette des sommes perçues par des tiers (« personnes en assurant l'encaissement » ou « régisseurs de messages publicitaires »). Ces taxes avaient donc directement pour objet et pour effet de soumettre les contribuables à une imposition dont l'assiette incluait des revenus dont ils ne disposaient pas, en méconnaissance de l'exigence de prise en compte des facultés contributives ». En revanche, pour le Conseil constitutionnel, même lorsque les régies publicitaires perçoivent des sommes en application d'un contrat de mandat, des dispositions législatives qui prévoient que les sommes ainsi payées aux régies publicitaires par les annonceurs sont imposables au nom de ces régies et non des diffuseurs ne sont pas critiquables au regard du principe d'égalité dès lors que « l'existence et la forme d'un éventuel mandat, à l'occasion duquel la régie agit au nom et pour le compte des diffuseurs, relevait du libre choix des parties contractantes ».

Droits et libertés

Principes de droit pénal et de procédure pénale

- Principes de proportionnalité des peines (Cons. const., décision n° 2021-908 QPC du 26 mai 2021)

Les dispositions des premier et quatrième alinéas du paragraphe I de l'article 1737 du CGI prévoient que les assujettis à la TVA qui ne respectent pas l'obligation de délivrance d'une facture à leurs clients sont redevables d'une amende fiscale égale à 50 % du montant de la transaction. Le client est solidairement tenu au paiement de cette amende. Toutefois, lorsque le fournisseur apporte, dans les trente jours de la mise en demeure adressée par l'administration fiscale, la preuve que l'opération a été régulièrement comptabilisée, il encourt une amende réduite à 5 % du montant de la transaction.

Une société soutenait que ces dispositions méconnaîtraient le principe de proportionnalité des peines. Cette argumentation semblait se heurter en première analyse à la solution retenue par le Conseil constitutionnel dans une décision ancienne par laquelle il avait jugé non disproportionnée l'amende égale à 50 % du montant de la facture prévue par l'article 1740 ter du CGI, aujourd'hui transférée à l'article 1737, I-2 du CGI, pour sanctionner la délivrance d'une facture fictive dès lors qu'elle ne correspond pas à une livraison ou à une prestation de services réelle (décision n° 97-395 DC du 30 décembre 1997, Loi de finances pour 1998, cons. 40).

Toutefois, comme le rappelle le commentaire de la décision du 26 mai 2021, « le Conseil constitutionnel a développé depuis 2012 une jurisprudence particulière sur les peines dont le quantum résulte de l'application d'un taux à une assiette ». En effet, dans un tel cas et sauf à ce que le législateur le prévoie par ailleurs, cette méthode de calcul signifie que la peine ne comporte pas de plafond en valeur absolue et que le montant de la sanction varie selon les hypothèses. Ces deux caractéristiques de ce type de sanctions conduisent à « un examen plus poussé du Conseil constitutionnel » quant au contrôle du respect de l'exigence de proportionnalité de ces peines.

Or, en l'espèce, les dispositions critiquées prévoient l'application d'une amende, de 50 % ou de 5 %, dont le montant n'est pas plafonné et dont le taux est fixe. L'amende au taux de 50 % reste due, alors même que la transaction a été régulièrement comptabilisée, si le fournisseur n'apporte pas la preuve de cette comptabilisation dans les trente jours suivant la mise en demeure de l'administration fiscale et quand bien même le fournisseur justifierait d'une comptabilisation régulière de la transaction permettant à l'administration d'effectuer des contrôles. Le Conseil constitutionnel en conclut que les dispositions contestées peuvent donner lieu à une sanction manifestement disproportionnée au regard de la gravité du manquement constaté, comme de l'avantage qui a pu en être retiré.

Cette décision s'inscrit ainsi dans le prolongement de la jurisprudence récente sanctionnant la méconnaissance par le législateur du principe de proportionnalité des peines à propos d'amendes proportionnelles (pour l'amende pour défaut de déclaration de comptes bancaires ouverts, utilisés ou clos à l'étranger, décision n° 2016-554 QPC du 22 juillet 2016 ; pour la délivrance irrégulière de documents à un tiers lui permettant d'obtenir un avantage fiscal indu, décision n° 2018-739 QPC du 12 octobre 2018, Sté Dom Com Invest), en particulier lorsqu'elles ne sont pas plafonnées (pour l'amende proportionnelle de 5 % pour défaut de déclaration des contrats de capitalisation souscrits à l'étranger, décision n° 2017-667 QPC du 27 octobre 2017).

Sens et portée des décisions du Conseil constitutionnel

Autorité des décisions du Conseil constitutionnel

- Chose jugée par une précédente décision portant sur des dispositions ayant un objet analogue - Notion d'objet analogue (CE, 25 mars 2021, n° 432515)

On sait que, selon une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, « si l'autorité attachée à une décision du Conseil constitutionnel déclarant inconstitutionnelles des dispositions d'une loi ne peut en principe être utilement invoquée à l'encontre d'une autre loi conçue en termes distincts, il n'en va pas ainsi lorsque les dispositions de cette loi, bien que rédigées sous une forme différente, ont, en substance, un objet analogue à celui des dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution ». C'est cette filière jurisprudentielle qui était en jeu dans la contestation de l'abrogation par l'article 80 de la loi de finances pour 2012 du régime d'abattement d'un tiers, au-delà de la cinquième année de détention des titres, pratiqué sur les plus-values mobilières, institué à compter du 1er janvier 2006 par l'article 150-0 D bis du CGI, issu de l'article 35 de la loi de finances rectificative du 30 décembre 2005. Du fait de cette abrogation, ce régime n'est finalement jamais entré en vigueur puisque le premier abattement d'un tiers ne s'appliquait qu'au titre des cessions réalisées en 2012 et que l'abrogation issue de l'article 80 de la loi de finances pour 2012 a pris effet en 2011.

Les requérants avaient cédé leurs titres en 2012 et avaient donc conservé à la date de la vente leurs titres pendant plus de six ans (au-delà de la cinquième année de détention), mais l'abattement d'un tiers n'étant plus applicable du fait de son abrogation, ils ne pouvaient plus bénéficier de ce régime favorable.

Parfaitement conscients qu'une QPC dirigée contre les dispositions de l'article 80 de la loi de finances pour 2012 ne pouvait pas prospérer, dès lors que ces dispositions avaient déjà été déclarées conformes à la Constitution par la décision n° 2019-812 QPC du 15 novembre 2019, les requérants entendaient faire valoir, en se référant à la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2015-515 QPC du 14 janvier 2016, que cette dernière décision devait conduire non pas à écarter, mais à interpréter l'article 80 de la loi de finances pour 2012 pour en conclure que les nouvelles dispositions ne pouvaient faire obstacle à l'application de l'abattement pour durée de détention qui existait antérieurement.

En effet, par sa décision du 14 janvier 2016, le Conseil constitutionnel avait estimé que les dispositions du troisième alinéa du 1 de l'article 150-0 D du CGI dans leur rédaction issue de la loi du 29 décembre 2013, excluant du bénéfice de l'abattement pour durée de détention les compléments de prix lorsqu'aucun abattement n'est appliqué à la cession elle-même, ne sauraient, sans créer de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ni méconnaître le principe d'égalité devant la loi, avoir pour effet de faire obstacle à l'application de l'abattement qui existait précédemment lorsque, à la date de la cession des titres, la condition de durée de détention était satisfaite.

Mais, comme l'a relevé Émilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions sur la décision du 25 mars 2021, il n'était pas possible de faire valoir l'autorité attachée à cette décision pour interpréter les dispositions contestées. En effet, cette décision « ne s'est prononcée ni sur les dispositions de l'article 150-0 D bis du CGI applicables à l'espèce, ni sur des dispositions similaires dans leur substance à celle de cet article ou devant -- même en retenant une approche large de cette notion -- être regardées comme ayant un objet analogue. La circonstance que les dispositions du 1 de l'article 150-0 D du CGI ayant fait l'objet de la réserve d'interprétation énoncée dans cette décision ont porté sur l'application d'un mécanisme d'abattement pour durée de détention en matière de plus-values de droits sociaux ne suffit pas à regarder ces dispositions comme ayant un objet analogue à celles de l'article 150-0 D bis du CGI, alors qu'était en cause la question spécifique du régime d'imposition des compléments de prix ».

Cette solution confirme l'approche étroite de la portée, à l'égard d'autres dispositions et d'autres versions que celles sur lesquelles le Conseil constitutionnel s'est prononcé, de l'autorité de chose jugée dont sont revêtues les réserves d'interprétation émises par le Conseil constitutionnel. Comme l'a relevé la rapporteure publique, cette approche de la notion d'« objet analogue » relève ainsi « davantage d'une analogie/identité-similarité que d'une analogie/proximité-comparabilité ».

Citer cet article

Stéphane AUSTRY. « Chronique de jurisprudence constitutionnelle/droit fiscal (janvier à juin 2021) », Titre VII [en ligne], n° 7, La liberté individuelle, octobre 2021. URL complète : https://webview-ccfr.sites.prod.conseilconstitutionnel.aquaray.com/publications/titre-vii/chronique-de-jurisprudence-constitutionnelledroit-fiscal-janvier-a-juin-2021