Titre VII
N° 9 - octobre 2022
Chronique de jurisprudence constitutionnelle - droit fiscal (janvier à juin 2022)
Égalité
Égalité devant la loi - Distinction entre procédure d'abus de droit fiscal et principe général de fraude à la loi (CE, 4 février 2022, n°455278, Sté Hays France)
Avant 2008, l'article L. 64 du LPF avait un champ d'application limité à certaines impositions (droits d'enregistrement, ISF, impôts sur les revenus ou bénéfices, TVA, taxe professionnelle) et certaines situations (ce qui conduisait notamment à exclure de son champ d'application les crédits d'impôts). Toutefois, par sa décision de section n° 260050 Janfin du 27 septembre 2006, le Conseil d'État, faisant application de la théorie générale de la fraude à la loi, a jugé inopposable à l'administration l'ensemble des soustractions au paiement des impositions de toute nature, même lorsqu'elles ne relevaient pas du champ d'application de l'article L.64 du LPF, notamment lorsque le contribuable a recherché le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs. L'article 35 de la loi n° 2008-1443 de finances rectificative pour 2008 a incorporé à l'article L. 64 du LPF cette définition jurisprudentielle de la fraude à la loi. Dans sa rédaction actuellement en vigueur, l'article L. 64 du LPF qui permet à l'administration de rectifier la situation d'un contribuable sur le fondement de l'abus de droit, prévoit en outre qu'en cas de désaccord persistant entre le contribuable et l'administration, le litige peut être soumis à l'avis du comité de l'abus de droit fiscal. C'est cette garantie du contribuable liée à la faculté de soumettre le désaccord au comité d'abus de droit fiscal qui est à l'origine de la QPC sur laquelle s'est prononcée le Conseil d'État à l'occasion de la décision Sté Hays. Cette société s'était vu refuser sa demande de restitution d'un crédit d'impôt recherche dans une situation de sous-traitance en cascade d'opérations de recherche. L'administration avait, en cours de procédure, demandé une substitution de base légale pour fonder ce refus sur la théorie générale de la fraude à la loi. Le contribuable estimait avoir été privé du droit de soumettre le litige au comité de l'abus de droit. La cour administrative d'appel de Paris l'avait toutefois débouté car le litige en cause ne procédait pas d'une procédure de rectification fondée sur les dispositions de l'article L. 64 du LPF. Il est en effet de jurisprudence constante (voir notamment en ce sens les décisions CE, 29 décembre 2006, n° 283314, Min. c/ Société Bank of Scotland et CE, 11 mars 2015, n° 365564, SA Natixis) que la procédure de répression des abus de droit prévue à l'article L. 64 du LPF s'applique uniquement en cas de rectification notifiée par l'administration fiscale (situation dans laquelle l'administration a l'obligation de suivre la procédure que ces dispositions prévoient). En revanche, en l'absence de rectification, ce ne sont pas les dispositions de l'article L. 64 du LPF qui s'appliquent, mais la théorie générale de la fraude à la loi dont les principes avaient été rappelés par le Conseil d'État dans sa décision de section précitée Janfin. Le contribuable a alors demandé au Conseil d'État de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité de l'article L. 64 du LPF aux droits et libertés garantis par la Constitution. Il soutenait en effet que l'application des garanties procédurales prévues par l'article L. 64 dans le seul cadre de la procédure de répression des abus de droit (et non dans l'hypothèse d'une fraude à la loi constatée par l'administration en-dehors d'une procédure de rectification) constituait une atteinte au principe d'égalité protégé par la Constitution. Le Conseil d'État répond toutefois par la négative. En effet, pour la Haute assemblée, les situations visées par l'article L. 64 du LPF et celles qui n'entrent pas dans le champ de cet article sont différentes et sont susceptibles d'emporter des conséquences différentes. Comme le rappelle Marie-Gabrielle Merloz dans ses conclusions sur la décision du Conseil d'État : - d'une part, « les contribuables ne sont pas placés dans la même situation selon qu'ils forment une réclamation en vue d'obtenir la réduction, la décharge ou la restitution de leur imposition ou font l'objet d'une procédure de rectification. Dans ce dernier cas, l'administration prend l'initiative de remettre en cause la situation du contribuable, qui se trouve alors dans une situation particulière eu égard tant aux pouvoirs reconnus à l'administration qu'aux implications d'une telle procédure qui conduit à la notification d'impositions supplémentaires. Le LPF attache du reste à la mise en œuvre d'une procédure de rectification tout un éventail de garanties propres » ; - d'autre part, la procédure instituée par l'article L. 64 du LPF présente un caractère répressif puisqu'elle « détermine l'application des majorations pour abus de droit prévues au b de l'article 1729 du CGI ». Le Conseil d'État en conclut que la différence de traitement qui en résulte est en rapport direct avec l'objet de l'article L. 64 du LPF, le législateur qui en a précisément défini le champ d'application n'a donc méconnu ni le principe d'égalité devant la loi, ni le principe d'égalité devant les charges publiques, en limitant les garanties de l'article L. 64 du LPF à la seule procédure de répression des abus de droit.
Droits et libertés
Principes de droit pénal et de procédure pénale - Principes de nécessité des délits et des peines - Notion de répression des mêmes faits qualifiés de manière identique (Conseil constitutionnel, décision n° 2022-988 QPC du 8 avril 2022, M. Roland B.)
On sait que selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente en application de corps de règles distincts. Il en résulte que le cumul de poursuites est prohibé lorsque les sanctions, d'une part, tendent à réprimer les mêmes faits qualifiés de manière identique, d'autre part, protègent les mêmes intérêts et, enfin, peuvent aboutir au prononcé de sanctions qui ne sont pas de nature différente. C'est de cette filière jurisprudentielle que se prévalait un contribuable qui avait fait l'objet de la majoration de 100 % prévue par le a de l'article 1732 du CGI en cas d'évaluation d'office à la suite d'une opposition à contrôle fiscal. Il faisait valoir que cette majoration ne pouvait pas lui être appliquée dès lors qu'elle était susceptible de trouver à s'appliquer cumulativement avec la sanction pénale prévue par l'article 1746 du CGI, qui punit d'une amende de 25 000 € le fait de mettre les agents habilités à contrôler les infractions à la législation fiscale dans l'impossibilité d'accomplir leurs fonctions. Cette argumentation semblait pouvoir trouver un appui dans les décisions par lesquelles le Conseil constitutionnel avait, dans des situations analogues, déclaré contraires à la Constitution pour méconnaissance de ce principe des dispositions prévoyant une sanction administrative en cas d'opposition à contrôle dont l'application était susceptible de se cumuler avec une sanction pénale (décision n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021, Sté Akka Technologies et autres ; décision n° 2021-965 QPC du 28 janvier 2022, Sté Novaxia développement et a.). C'est ainsi que dans sa décision n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021, le Conseil constitutionnel a considéré qu'« en ce qu'elles permettent de sanctionner des entraves au contrôle de l'Autorité de la concurrence, commises par des entreprises de manière intentionnelle, les dispositions de l'article L. 450-8 du code de commerce et les dispositions contestées tendent à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique ». Toutefois, la solution retenue par ces précédents n'a pas été reprise par le Conseil constitutionnel, qui a au contraire considéré qu'en l'espèce les deux sanctions ne tendaient pas à réprimer les mêmes faits qualifiés de manière identique. La décision motive cette solution en relevant que « l'article 1746 du CGI réprime le comportement de toute personne visant à faire obstacle à l'accomplissement par les agents de l'administration de leurs fonctions, indépendamment de la mise en œuvre d'un contrôle fiscal et du fait que des droits aient ou non été éludés », alors que « la majoration prévue par les dispositions contestées [de l'article 1732 du CGI] ne peut, quant à elle, s'appliquer qu'à un contribuable qui s'est opposé à un contrôle fiscal à la suite duquel l'administration établit qu'il a éludé des droits ». Le commentaire de cette décision indique que le Conseil constitutionnel s'est notamment inspiré pour retenir cette solution de sa décision n° 2021-942 QPC du 21 octobre 2021 relative au cumul de certaines dispositions de l'article 1737 du CGI réprimant les factures de complaisance avec celles de l'article 1729 du CGI, combinées avec l'article 1786 du même code. Dans ce précédent, pour retenir que ces sanctions ne s'appliquaient pas à des faits qualifiés de manière identique, le Conseil constitutionnel avait relevé que la majoration prévue à l'article 1729 du CGI sanctionne des manœuvres frauduleuses ayant conduit à éluder l'impôt dû par le contribuable, là où « les dispositions contestées [de l'article 1737 du CGI] visent, quant à elles, à réprimer le seul recours à des factures de complaisance, indépendamment du fait que des droits aient ou non été éludés ». La décision du 8 avril 2022 constitue en quelque sorte la contre-épreuve de ce précédent puisque c'est ici la sanction prévue par les dispositions contestées de l'article 1732 du CGI qui ne trouvaient à s'appliquer que dans l'hypothèse où des droits avaient été éludés, alors que celles de l'article 1746 sont susceptibles de s'appliquer indépendamment de cette condition.
Citer cet article
Stéphane AUSTRY. « Chronique de jurisprudence constitutionnelle - droit fiscal (janvier à juin 2022) », Titre VII [en ligne], n° 9, La décentralisation, octobre 2022. URL complète : https://webview-ccfr.sites.prod.conseilconstitutionnel.aquaray.com/publications/titre-vii/chronique-de-jurisprudence-constitutionnelle-droit-fiscal-janvier-a-juin-2022
Dans le même dossier
-
Le Conseil constitutionnel garant du caractère unitaire de l'État ?
-
1982-2022 : quarante ans de décentralisation en France
-
Dans les coulisses de l’élaboration de la loi du 2 mars 1982
-
Décentralisation et principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel
-
La décentralisation et les finances publiques
-
La décentralisation et l'expérimentation normative
-
La décentralisation et la démocratie locale
-
La décentralisation et l'outre-mer
-
L'incidence du droit de l'Union européenne sur le traitement jurisprudentiel de la décentralisation
À lire aussi dans Titre VII
N° 9 - octobre 2022
Les chroniques
La vie du Conseil constitutionnel
- 26e prix de thèse du Conseil constitutionnel
- Visite à la Cour constitutionnelle d'Autriche
- Le rôle des cours suprêmes face aux défis de la démocratie : conversation publique entre Richard Wagner et Laurent Fabius
- Audience délocalisée à Marseille
- Leçon inaugurale, Ecole de droit de Sciences Po, 28 septembre 2022, discours de Laurent Fabius, Président du Conseil constitutionnel
- Accueil d'une délégation de onze référendaires de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe
- Visite du Conseil constitutionnel à la Cour européenne des droits de l’homme