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Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962 - Saisine par Président du Sénat

Loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962
Incompétence pour statuer

En confirmation de la lettre que je vous ai adressée le samedi 3 novembre, j'ai l'honneur de vous faire connaître que, conformément au second alinéa de l'article 61 de la Constitution, je défère au Conseil Constitutionnel, avant sa promulgation, la loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel qui a été adoptée par le référendum du 28 octobre 1962.
En application de l'article 18 de l'ordonnance n 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel, j'ai avisé M le Président de la République et M le Premier Ministre de ce que je soumettais cette loi au Conseil Constitutionnel.
Je demande au Conseil Constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution la loi adoptée par référendum, afin qu'en application de l'article 62 de la Constitution, cette loi ne puisse être promulguée.
Je dois donc vous faire connaître les raisons pour lesquelles je considère, d'une part que j'ai le droit de déférer au Conseil Constitutionnel le texte dont il s'agit et que le Conseil est compétent pour statuer, d'autre part que le projet de loi adopté par référendum n'est pas conforme à la Constitution.
L'article 61 de la Constitution dispose que les lois peuvent être déférées au Conseil Constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de l'une ou l'autre Assemblée.
Or, aux termes du décret n 62-1127 du 2 octobre 1962 et de son annexe, le projet soumis au référendum du 28 octobre 1962 est intitulé « Projet de loi relatif à l'élection du Président de la République au suffrage universel ». La loi adoptée par référendum n'a donc pas la nature juridique d'une loi constitutionnelle ou d'une loi organique : il s'agit d'une loi ordinaire, que je suis habilité par l'article 61 à soumettre au Conseil Constitutionnel.
On ne saurait par ailleurs soutenir que, du fait qu'elle a été adoptée par la procédure du référendum, et non par celle des délibérations et des votes des Assemblées parlementaires, le Conseil Constitutionnel serait incompétent pour se prononcer sur la conformité de cette loi à la Constitution.
Aucune disposition constitutionnelle ne pourrait en effet être invoquée à l'appui d'une telle opinion.
La lecture attentive de la Constitution démontre au contraire que celle-ci a prévu l'examen par le Conseil Constitutionnel de textes adoptés par référendum. En effet, la Constitution prescrit dans deux articles différents que les lois organiques doivent être examinées par le Conseil Constitutionnel avant leur promulgation.
Cette prescription figure d'abord à l'article 46, au Titre V « Des rapports entre le Parlement et le Gouvernement » : elle concerne alors le cas où une loi organique a été votée par le Parlement.
Mais elle est répétée à l'article 61, au Titre VII « Le Conseil Constitutionnel » et, cette répétition l'indique évidemment, elle s'applique alors au cas où une loi organique a été votée par référendum.
Il s'ensuit que le Conseil Constitutionnel, compétent pour vérifier la conformité à la Constitution d'une loi organique adoptée par référendum, ne saurait être incompétent, à condition d'être saisi par une des autorités visées au second alinéa de l'article 61, pour vérifier la conformité à la Constitution d'une loi ordinaire adoptée par référendum.
On ne saurait prétendre que les Constituants, en rédigeant l'article 61, n'aient pas eu présente à l'esprit l'hypothèse de l'adoption d'une loi par referendum, puisque l'article 60, immédiatement antérieur, est précisément consacré au rôle du Conseil Constitutionnel en ce qui concerne la régularité des opérations et la proclamation des résultats du referendum.
On doit remarquer d'ailleurs que la Constitution a défini le rôle et la compétence du Conseil Constitutionnel d'une part à l'égard des rapports entre le Parlement et le Gouvernement, ce qu'elle a fait au Titre V, articles 37, 41 et 46, d'autre part en ce qui ne concerne pas ces rapports, ce qu'elle a fait au Titre VII, exclusivement consacré au Conseil Constitutionnel.
Le Titre VII, qui fixe les attributions générales du Conseil Constitutionnel, ne mentionne pas celles antérieurement définies au Titre V, articles 37 et 41 : mais il reprend par contre les règles formulées à l'article 46 quant à la vérification de la conformité des lois organiques à la Constitution. Il y a là la preuve que ces règles doivent recevoir application en dehors du cadre du Titre V, c'est-à-dire dans le cas où une loi organique a été adoptée, non par le Parlement, mais par referendum.
La compétence du Conseil Constitutionnel est de droit dans cette hypothèse. S'agissant au contraire d'une loi ordinaire adoptée par référendum, elle est subordonnée au fait que le Président de la République, le Premier Ministre, ou le Président de l'une ou l'autre Assemblée l'ait déférée au Conseil Constitutionnel.
Mais lorsqu'une telle décision est intervenue, la compétence du Conseil n'est pas contestable : car si la Constitution avait entendu limiter aux seules lois votées par le Parlement la saisine du Conseil Constitutionnel par l'une des autorités mentionnées au second alinéa de l'article 61, ce n'est pas dans cet article, mais bien à l'article 45, consacré à la procédure du vote des lois ordinaires, qu'aurait été insérée la disposition dont il s'agit. Ou bien encore la Constitution aurait expressément indiqué, soit à l'article 61, que ses dispositions ne visaient pas les lois adoptées par referendum, soit à l'article 11, que le délai de promulgation de ces textes ne pourrait être suspendu par une saisine du Conseil Constitutionnel.
Le silence de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel à l'égard de la procédure de vérification de la conformité à la Constitution des lois adoptées par referendum ne saurait par ailleurs être invoqué dans le sens de l'incompétence du Conseil à procéder à cette vérification.
S'agissant de textes organiques, en effet, le Conseil n'a pas à être saisi par une transmission faite par le Premier Ministre comme pour ceux qui sont adoptés par le Parlement : étant chargé par l'article 60 de proclamer les résultats du referendum, le Conseil Constitutionnel connaît par là-même tout projet de loi organique adopté selon cette procédure.
Quant aux lois ordinaires adoptées par referendum, la lacune de l'ordonnance portant loi organique en ce qui les concerne ne saurait faire obstacle à l'application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, dont les termes ne comportent aucune distinction entre les lois votées par le Parlement et celles qui ont été adoptées par referendum.
Il convient enfin d'affirmer que la compétence du Conseil Constitutionnel ne peut pas être contestée par une argumentation fondée sur l'article 3 de la Constitution, dont le premier alinéa dispose : « La souveraineté nationale appartient au peuple, qui l'exerce par ses représentants et par la voie du réferendum ».
L'exercice de la souveraineté nationale, que ce soit par les représentants du peuple ou par les électeurs, consultés par voie de referendum, n'est en effet légitime que dans le respect des règles et des procédures instituées par la Constitution.
Admettre qu'il en puisse être autrement en cas de referendum conduirait nécessairement à admettre que les représentants du peuple ne sont également soumis à aucune règle constitutionnelle dans l'exercice de la souveraineté qui leur est déléguée. Ce serait donc ruiner, non seulement la base même du Droit, mais celle de toute stabilité des institutions.
Quant au fond du problème, la loi adoptée par referendum m'apparait comme inconstitutionnelle à la fois en raison des conditions dans lesquelle le referendum a été décidé, de l'irrégularité intrinsèque de ce referendum, et du contenu du texte soumis à l'approbation du corps électoral.
Le Journal Officiel du 3 octobre 1962 a sans doute rendu publique une lettre de M le Premier Ministre à M le Président de la République, datée du 2 octobre 1962, et constituant la proposition du Gouvernement, formulée pendant une session parlementaire, sans laquelle, aux termes de l'article 11, M le Président de la République n'est pas habilité à décider un referendum.
Mais, dès le 20 septembre 1962, M le Président de la République avait annoncé par un discours radio-télévisé sa décision de soumettre au peuple français, par voie de referendum, un projet tendant à confier au suffrage universel le soin d'élire ses successeurs.
Prise à la date et dans les conditions où elle a été rendue publique, cette décision n'était pas conforme à la Constitution, car le Parlement n'était pas en session, et le Gouvernement n'avait fait aucune proposition à M le Président de la République.
Intrinsèquement, le référendum du 28 octobre 1962 était irrégulier, car la seule procédure instituée par la Constitution pour sa propre révision est celle définie par l'article 89. Aux termes de cet article, un projet de révision ne peut être soumis à référendum qu'après avoir été voté en termes identiques par les deux Assemblées. Cette condition n'a pas été remplie en ce qui concerne le texte soumis au référendum du 28 octobre 1962.
D'autre part, l'article 11 de la Constitution ne permet pas de soumettre à référendum un projet de révision. Cela résulte directement de ce qu'il mentionne « tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics », ce qui exclut les projets de loi constitutionnelle. Cela résulte en outre indirectement de ce qu'il mentionne « tout projet de loi tendant à autoriser la ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ». Dans l'hypothèse, en effet, où la procédure de référendum serait applicable à une révision de la Constitution, il n'y aurait aucune raison pour qu'elle ne le fût pas également à la ratification d'un traité contraire à la Constitution, dont cette ratification entrainerait par elle-même révision.
Enfin le contenu du texte du projet de loi adopté par référendum n'est pas conforme à la Constitution. Celle-ci comporte en effet une distinction fondamentale entre trois catégories de lois, les lois constitutionnelles, les lois organiques, et les lois ordinaires.
L'objet des lois constitutionnelles est de réviser la Constitution.
L'objet des lois organiques est défini par une série d'articles de la Constitution qu'il est inutile d'énumérer ici, mais parmi lesquels figure l'article 6, dernier alinéa, en ce qui concerne la fixation des modalités d'application dudit article 6.
L'objet des lois ordinaires est défini par l'article 34 de la Constitution.
Or, le projet de loi qui a été adopté par le référendum du 28 octobre 1962 fait fi de ces distinctions essentielles : d'après son titre, il s'agit d'une loi ordinaire ; mais les articles 1er et 2, portant remplacement du texte des articles 6 et 7, de la Constitution, ont par là-même un caractère constitutionnel ; et l'article 3 dispose expressément que les dispositions qu'il contient ont valeur organique, ce qui interdit toute promulgation avant déclaration par le Conseil Constitutionnel de leur conformité à la Constitution.
Telles sont les raisons pour lesquelles j'ai décidé de déférer au Conseil Constitutionnel la loi adoptée au référendum.
Cette loi m'apparait non conforme à la Constitution, tant en raison de son contenu que des irrégularités flagrantes de la procédure qui a abouti à son adoption.
L'article 61 me permet de la soumettre au Conseil Constitutionnel aux fins de vérification de sa conformité à la Constitution, et il donne compétence au Conseil pour procéder à cette vérification. C'est donc pour moi un devoir d'user du moyen qui m'est donné pour faire respecter le droit.
N'est-ce pas d'ailleurs une des raisons d'être fondamentales du Conseil Constitutionnel que de protéger la minorité, en garantissant le respect de la Constitution, même à l'encontre d'un vote exprimé, à la demande de M le Président de la République, par la majorité des électeurs, lorsque ceux-ci ont été consultés dans des conditions et sur des textes non conformes aux prescriptions expresses de la Constitution.