Contenu associé

Décision n° 2022-1014 QPC du 14 octobre 2022 - Décision de renvoi CE

Société Schneider electric et autres [Précompte mobilier]
Conformité

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par quatre mémoires, enregistrés les 14 et 24 juin ainsi que les 1er et 5 juillet 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, la société européenne (S.E.) Schneider Electric SE et les sociétés anonymes (S.A.) Axa, Engie et Orange demandent au Conseil d'État, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de leur recours pour excès de pouvoir contre les commentaires administratifs publiés dans la documentation de base le 1er novembre 1995 sous les références 4 J 1321 et 4 J 1322 et ceux figurant dans l'instruction 4 J-1-01 du 21 mars 2001, publiée au bulletin officiel des impôts n° 62 le 30 mars 2001, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du 1. de l'article 223 sexies du code général des impôts, dans sa version issue de la loi de finances pour 2000 du 30 décembre 1999.

Par des observations, enregistrées les 29 juin et 4 juillet 2022, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique conclut à ce que le Conseil d'Etat ne renvoie pas la question posée au Conseil constitutionnel. Il soutient que les conditions posées par l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas réunies et en particulier que la question, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas de caractère sérieux.
Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la directive 90/435/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 12 mai 2022 (C-556/20) ;
- la décision du Conseil d'Etat du 23 octobre 2020 décidant d'un sursis à statuer ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Charles-Emmanuel Airy, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique ;

Considérant ce qui suit :

1. A l'appui du recours pour excès de pouvoir qu'elles ont formé contre des commentaires administratifs publiés dans la documentation de base le 1er novembre 1995 sous les références 4 J 1321 et 4 J 1322 et contre une instruction 4 J-1-01 du 21 mars 2001, publiée au bulletin officiel des impôts n° 62 du 30 mars 2001, les sociétés Schneider Electric SE, Axa, Engie et Orange demandent au Conseil d'État de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du 1. de l'article 223 sexies du code général des impôts, dans sa version issue de la loi de finances pour 2000 du 30 décembre 1999. Eu égard à la teneur de leur argumentation, elles doivent être regardées comme contestant la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des trois premiers alinéas de ce même 1.

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : « Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ». Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

3. Aux termes des trois premiers alinéas du 1 de l'article 223 sexies du code général des impôts, dans leur version issue de la loi de finances pour 2000 du 30 décembre 1999 : " (...) lorsque les produits distribués par une société sont prélevés sur des sommes à raison desquelles elle n'a pas été soumise à l'impôt sur les sociétés au taux normal prévu au deuxième alinéa du I de l'article 219, cette société est tenue d'acquitter un précompte égal au crédit d'impôt calculé dans les conditions prévues au I de l'article 158 bis. Le précompte est dû au titre des distributions ouvrant droit au crédit d'impôt prévu à l'article 158 bis quels qu'en soient les bénéficiaires. / Il est également exigible lorsque les produits distribués sont prélevés sur les résultats d'exercice clos depuis plus de cinq ans ou depuis une date antérieure au 1er janvier 1965. / Le précompte est exigible en cas de distribution de bénéfices ayant été pris en compte pour le calcul de la créance prévue au I de l'article 220 quinquies. ". Le I de l'article 158 bis du même code disposait, dans sa version alors applicable, que les personnes qui perçoivent des dividendes distribués par des sociétés françaises disposent à ce titre d'un revenu constitué par les sommes qu'elles reçoivent de la société et par un avoir fiscal représenté par un crédit ouvert sur le Trésor, égal à la moitié des sommes effectivement versées par la société.

4. Aux termes de l'article 4 de la directive du Conseil du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents : « 1. Lorsqu'une société mère reçoit, à titre d'associée de sa société filiale, des bénéfices distribués autrement qu'à l'occasion de la liquidation de celle-ci, l'État de la société mère : / - soit s'abstient d'imposer ces bénéfices, /- soit les impose, tout en autorisant cette société à déduire du montant de son impôt la fraction de l'impôt de la filiale afférente à ces bénéfices et, le cas échéant, le montant de la retenue à la source perçue par l'État membre de résidence de la filiale en application des dispositions dérogatoires de l'article 5, dans la limite du montant de l'impôt national correspondant. / 2. Toutefois, tout État membre garde la faculté de prévoir que des charges se rapportant à la participation et des moins-values résultant de la distribution des bénéfices de la société filiale ne sont pas déductibles du bénéfice imposable de la société mère. Si, dans ce cas, les frais de gestion se rapportant à la participation sont fixés forfaitairement, le montant forfaitaire ne peut excéder 5 % des bénéfices distribués par la société filiale. (...) ». Le paragraphe 2 de l'article 7 de cette même directive précisait qu'elle n'affectait pas l'application de dispositions nationales ou conventionnelles visant à supprimer ou à atténuer la double imposition économique des dividendes, en particulier les dispositions relatives au paiement de crédits d'impôt aux bénéficiaires de dividendes.

5. Par un arrêt du 12 mai 2022 Schneider Electric SE et autres (C-556/20), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que le paragraphe 1 de l'article 4 de la directive du Conseil du 23 juillet 1990 devait être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale qui prévoit qu'une société mère d'un Etat membre est redevable d'un précompte en cas de redistribution à ses actionnaires de bénéfices versés par ses filiales établies dans d'autres Etats membres, donnant lieu à l'attribution d'un avoir fiscal, lorsque ces bénéfices n'ont pas supporté l'impôt sur les sociétés au taux de droit commun, dès lors que les sommes dues au titre de ce précompte dépassent le plafond de 5 % prévu au paragraphe 2 de ce même article 4. La Cour de justice de l'Union européenne a également dit pour droit qu'une telle réglementation ne relevait pas du paragraphe 2 de l'article 7 de cette même directive.

6. Il résulte de ce qui précède qu'avant la suppression du précompte par la loi de finances pour 2004, applicable aux revenus distribués à partir du 1er janvier 2005, une société mère établie en France procédant à la redistribution de dividendes en provenance de filiales établies dans d'autres Etats membres de l'Union européenne n'était pas redevable, par application du droit de l'Union tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne, du précompte au titre de cette même redistribution, alors qu'elle était redevable de cet impôt à raison des redistributions de dividendes en provenance de filiales établies en France ou dans des Etats non membres de l'Union européenne. Il en résulte que présente un caractère sérieux la question de l'atteinte que les dispositions des trois premiers alinéas du 1 de l'article 223 sexies du code général des impôts, dans leur version issue de la loi de finances pour 2000, lesquelles sont applicables au litige et n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel, portent aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment aux principes d'égalité devant la loi fiscale et d'égalité devant les charges publiques garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ainsi, il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.

D E C I D E :
--------------
Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des trois premiers alinéas du 1 de l'article 223 sexies du code général des impôts, dans leur version issue de la loi de finances pour 2000, est renvoyée au Conseil constitutionnel.
Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête des sociétés Schneider Electric, Axa, Engie et Orange jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité ainsi soulevée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la S.E. Schneider Electric SE, aux sociétés anonymes Axa, Engie et Orange, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique ainsi qu'au Conseil constitutionnel.
Copie en sera adressée au Premier ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 6 juillet 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Guillaume Goulard, président de chambre ; M. Stéphane Verclytte, M. Hervé Cassagnabère, M. Christian Fournier, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et M. Charles-Emmanuel Airy, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 25 juillet 2022.

Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Charles-Emmanuel Airy
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle
ECLI : FR : CECHR : 2022 : 442224.20220725