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Décision n° 2014-704 DC du 11 décembre 2014 - Saisine par 60 députés

Loi relative à la désignation des conseillers prud'hommes
Conformité

Monsieur le Président
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
En application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, les députés soussignés ont l'honneur de vous déférer l'ensemble de la loi relative à la désignation des conseillers prud'hommes, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement le 20 novembre 2014.
Ils estiment que la loi déférée porte atteinte à plusieurs principes et libertés constitutionnels.
A l'appui de cette saisine, sont développés les griefs suivants.
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SUR L'ARTICLE 1er
L'article 1er habilite le Gouvernement à prendre une ordonnance, dans les dix-huit mois qui suivent la promulgation de la loi, afin de remplacer l'élection des conseillers prud'hommes par un dispositif de désignation fondée sur l'audience des organisations syndicales de salariés et des organisations professionnelles d'employeurs.
Lors des débats, tant au Sénat qu'à l'Assemblée nationale, les Rapporteurs ont estimé que les questions d'ordre constitutionnel qui pouvaient se poser sur la présente loi étaient d'emblée levées par la question prioritaire de constitutionnalité n° 2010-76 du 3 décembre 2010 de « M. Roger L. », suite à laquelle avait été déclaré conforme à la Constitution le dispositif de désignation des assesseurs des tribunaux des affaires de sécurité sociale (TASS), réputé « très proche de celui proposé par le Gouvernement dans le présent projet de loi (1 ».
(1) Rapport n° 769 fait au nom de la commission des Affaires sociales sur le projet de loi relatif à la désignation des conseillers prud'hommes, par M. Jacky LE MENN, Sénateur, p. 25.
Les députés auteurs de la présente saisine contestent l'analogie effectuée entre les conseils de prud'hommes et les tribunaux des affaires de sécurité sociale.
En effet, les premiers constituent une juridiction paritaire composée de juges jusqu'à présent élus, tandis que les seconds constituent une juridiction présidée par un magistrat du tribunal de grande instance assisté par des assesseurs désignés. Outre que juges prud'homaux et assesseurs exercent leurs fonctions à titre non professionnel et représentent également salariés et employeurs, on ne saurait passer sous silence le fait qu'un assesseur n'a précisément pas la qualité de juge et ne requiert donc pas le même niveau de légitimité. On ne saurait ignorer non plus le fonctionnement paritaire du conseil des prud'hommes, par définition opposé au fonctionnement du TASS qui, lui, est présidé par un juge. En conséquence, les auteurs de la présente saisine souhaiteraient connaître l'avis du Conseil constitutionnel sur la pertinence de la comparaison ainsi effectuée.
Cette remarque effectuée, les requérants souhaitent développer trois griefs à l'encontre du dispositif de désignation des conseillers prud'hommes en fonction de l'audience des organisations syndicales et patronales, qui crée une forme de « filtre syndical » contraire à plusieurs principes constitutionnels.

En premier lieu, en privant les salariés non affiliés à une organisation syndicale du droit de présenter des candidats au sein du processus de désignation, le dispositif proposé porte manifestement atteinte au principe de l'égal accès aux charges publiques défini à l'article VI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui dispose que « La Loi est l'expression de la volonté générale.(…) Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
La décision n° 82-148 DC du 14 décembre 1982, portant sur la loi relative à la composition des conseils d'administration des organismes du régime général de sécurité sociale, semble, a contrario, confirmer la position exposée ci-dessus. En effet, le juge constitutionnel a validé la présentation de listes de candidats représentant les assurés sociaux par les organisations syndicales salariales « considérant que les élections prévues pour la désignation des représentants des assurés sociaux ne se rapportent ni à l'exercice des droits politiques, ni à la désignation des juges ». Le considérant 9 de la décision précitée exclut donc tout dispositif de désignation sur proposition syndicale concernant la désignation d'un juge, et par extension d'un juge prud'homal.
Dans le système prud'homal électif actuel, tout citoyen en capacité de s'inscrire sur les listes électorales peut présenter une liste au suffrage des électeurs, alors qu'un système de désignation fondée sur l'audience des organisations syndicales et patronales crée un monopole de présentation syndicale.
Pour mémoire, ce grief était déjà soulevé par les auteurs du rapport « Pour le renforcement de la légitimité de l'institution prud'homale : quelle forme de désignation des conseillers prud'hommes ? » rendu en avril 2010 au ministre du travail, de la solidarité et de la fonction publique. Ses auteurs estimaient en effet que « ce (…) scénario reposant sur la désignation des conseillers prud'hommes sur le fondement de la représentativité des salariés (…) comporte une risque élevé d'inconstitutionnalité » (2)
(2) Jacky RICHARD / Alexandre PASCAL : « Pour le renforcement de la légitimité de l'institution prud'homale : quelle forme de désignation des conseillers prud'hommes ? », p. 63.
(3) Rapport n° 2351 fait au nom de la commission des Affaires sociales sur le projet de loi adopté par le Sénat après engagement de la procédure accélérée, relatif à la désignation des conseillers prud'hommes, par Mme Sylviane BULTEAU, Députée, p. 14.
Par ailleurs, les requérants estiment erronées les analyses figurant dans le rapport de Madame la Rapporteur au nom de la commission des Affaires sociales de l'Assemblée nationale, selon lesquelles « les organisations syndicales et patronales demeureront libres de présenter tout candidat à la désignation, sans qu'aucune obligation d'affiliation ne soit requise »3. Il s'agit d'une position de principe : dans les faits, les organisations de salariés et d'employeurs n'ont aucun intérêt à agir ainsi et rien ne peut les y contraindre. Aucune disposition en ce sens ne figure dans la loi et aucune autorité ne pourra exiger des organisations syndicales qu'elles intègrent un éventuel « quota » de candidats non syndiqués.
En deuxième lieu, le dispositif proposé par la présente loi, en privant les demandeurs d'emplois de toute possibilité de participer à la désignation des conseillers prud'hommes, porte atteinte au principe constitutionnel d'égalité, notamment d'égalité de traitement entre salariés et anciens salariés.

Rappelons que, selon le droit en vigueur, les personnes à la recherche d'un emploi inscrites sur la liste des demandeurs d'emploi, à l'exclusion de celles à la recherche de leur premier emploi, âgés de seize ans accomplis et ne faisant l'objet d'aucune interdiction, déchéance ou incapacité relative à leurs droits civiques, sont électeurs des conseillers prud'hommes (article L. 1441-1 du code du travail). Toutefois, ces personnes doivent faire part de leur volonté d'être inscrites sur les listes électorales dans des conditions fixées par décret (article L. 1441-11 du même code).
Or, cette possibilité est de fait exclue par le dispositif de désignation envisagé. Ainsi, le monopole de présentation syndicale susmentionné revient à priver de représentativité une catégorie de citoyens au sein d'une juridiction dont l'activité les concerne paradoxalement au premier chef. En effet, sur les 200 000 dossiers portés chaque année par les conseils de prud'hommes, 80 % le sont par des salariés licenciés et portent donc sur les ruptures du contrat de travail.
La rupture d'égalité de traitement entre salariés et anciens salariés à la recherche d'un emploi, au sein du processus de désignation des juges prud'homaux, est particulièrement incompréhensible, alors même que les conseils de prud'hommes traitent indifféremment les dossiers portés par les premiers ou les seconds. Ainsi, la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel selon laquelle « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (décision n° 96-375 DC du 9 avril 1996) ne saurait s'appliquer dans ce cas, puisque salariés et anciens salariés ne se trouvent pas dans des situations différentes au regard des prud'hommes.
En troisième lieu, les requérants estiment que la désignation des conseillers prud'hommes porte atteinte au principe d'indépendance du juge non professionnel, qui trouve son fondement dans la décision n° 2003-466 DC du 20 février 2003, dont le considérant 23 consacre les « exigences d'indépendance et d'impartialité du juge qui découlent de l'article 16 de la Déclaration de 1789 », lequel dispose que « toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».
Actuellement, les conseillers prud'homaux tirent leur entière légitimité de l'élection et peuvent exercer leurs fonctions en toute indépendance, quelle que soit leur appartenance syndicale. La capacité des organisations syndicales et patronales de proposer les conseillers à désignation comporte un risque pour ces derniers d'être sujets à instructions et pressions.
En effet, comme cela a été souligné lors de la discussion générale en séance à l'Assemblée nationale par le Député Gérard Cherpion, les juges prud'homaux ne pourront être reconduits que par leur organisation syndicale. « Si une organisation salariale ou patronale considère que le juge ne rend pas des décisions favorables à son corps électoral, elle pourra refuser de le désigner au renouvellement suivant. » La simple possibilité que cette situation se présente entre en contradiction avec la garantie d'indépendance du juge prud'homal. 5

SUR L'ARTICLE 2
L'article 2, introduit par la lettre rectificative (n° 739) au projet de loi relatif à la désignation des conseillers prud'hommes, le 16 juillet dernier, proroge les mandats actuels des conseillers prud'hommes élus en 2008 jusqu'au prochain renouvellement des conseils de prud'hommes, prévu au plus tard le 31 décembre 2017.
Il s'agit donc de la deuxième prolongation du mandat actuel des conseillers prud'homaux. L'article 7 de la loi du 15 octobre 2010 complétant les dispositions relatives à la démocratie sociale issues de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008 repoussait déjà le prochain renouvellement des conseils à une date définie par décret, et au plus tard au 31 décembre 2015.
Dans la version initialement déposée au Sénat de la présente loi, l'article 1er prévoyait un dispositif transitoire pour la période 2015-2017, consistant, pour le collège salarié, en une désignation des conseillers en fonction des résultats des élections professionnelles de 2008 à 2012, et pour le collège employeurs, en une désignation des conseillers selon des règles transitoires ad hoc.
Cette nouvelle prolongation introduite par l'article 2 serait justifiée par la nouvelle circonstance de droit que constitue le volet relatif à la représentativité patronale issue de la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale, qui permettra, d'ici 2017, l'établissement de l'audience des organisations syndicales patronales suivant le critère du nombre d'adhésions recueillies par organisation.
Les requérants prendront le parti d'analyser l'article 2 à l'aune de la jurisprudence que le Conseil exprime de façon constante à propos de la prolongation des mandats électifs, partant du principe que le mandat de conseiller prud'homme s'acquiert à l'issue d'une élection au suffrage universel direct qui concerne dix-neuf millions de salariés. Aux termes de cette jurisprudence, « seul un intérêt général peut justifier, à titre exceptionnel et transitoire, une cessation anticipée ou une prolongation de mandats électifs en cours » (Commentaire de la décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010).
A ce titre, la prolongation du mandat des conseillers prud'hommes n'est pas justifiée par l'intérêt général. En effet, cette nouvelle prolongation du mandat des conseillers prud'hommes, qui porte à neuf ans la durée du mandat en cours, risque d'être à l'origine de nombreux dysfonctionnements contrevenant au droit au procès juste et équitable qui revient à tout justiciable.
Ces dysfonctionnements sont d'ailleurs pour partie anticipées par le III de l'article 2 de la présente loi qui assouplit les changements de sections. Ces précautions ne sauraient suffire. Il est de notoriété publique que les listes constituées en 2008 arrivent à épuisement et que, par conséquent, les juges nouvellement amenés à prendre leurs fonctions dans les années à venir, risquent de se trouver démunis par manque de formation et d'anticipation, et ce, au détriment des justiciables.
De plus, l'aspect « exceptionnel et transitoire » de la prolongation portée par l'article 2 est précisément contredit par le fait qu'il s'agit d'une deuxième prolongation des mandats de deux ans des conseillers prud'homaux. 6

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Les requérants sont conscients que la présente loi a pour simple objet d'habiliter le Gouvernement, dans les conditions prévues par l'article 38 de la Constitution, à procéder par voie d'ordonnance. Toutefois, le principe de même de « la désignation des conseillers prud'hommes en fonction de l'audience des organisations syndicales de salariés définie au 5 ° de l'article L. 2121-1 du code du travail et de celle des organisations professionnelles d'employeurs définie au 6 ° de l'article L.2151-1 du même code », inscrit à l'article 1er, porte suffisamment de doutes d'ordre constitutionnel pour justifier le présent recours sur le fond.
Sur la forme, les requérants trouvent également matière à interrogations, en particulier sur le principe du recours à l'ordonnance et sur les modalités de ce recours. En effet, le Conseil constitutionnel juge de façon constante que l'article 38 de la Constitution « fait obligation au Gouvernement d'indiquer avec précision au Parlement, afin de justifier la demande qu'il présente, la finalité des mesures qu'il se propose de prendre par voie d'ordonnances ainsi que leur domaine d'intervention » (décision n° 99-421 OC du 16 décembre 1999).
Or, il a été clairement établi, au cours des débats, que les parlementaires manquaient de précisions quant aux modalités de mesure de l'audience des organisations de salariés et d'employeurs. Celle-ci pourrait être calculée sur des périmètres aussi différents que ceux d'un bassin d'emploi, d'une Cour d'appel, d'un département ou d'une région. Dans sa réponse aux députés intervenus en discussion générale à l'Assemblée nationale, le ministre du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle, a simplement répondu : « la proximité sera bien évidemment la plus forte possible (..). Cette réflexion sera conduite avec les partenaires sociaux ». Selon les requérants, la concertation conduite avec les partenaires sociaux aurait dû avoir lieu avant l'examen au Parlement de la loi déférée, comme annoncé initialement, ce qui aurait permis au Gouvernement d'informer les parlementaires des pistes de travail retenues.
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Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.