Décision

Décision n° 2021-976/977 QPC du 25 février 2022

M. Habib A. et autre [Conservation des données de connexion pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales]
Non conformité totale

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 10 décembre 2021 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêts nos 1590 et 1591 du 7 décembre 2021), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, de deux questions prioritaires de constitutionnalité. Ces questions ont été respectivement posées pour M. Habib A. et M. Samy B. par la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elles ont été enregistrées au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous les nos 2021-976 QPC et 2021-977 QPC. Elles sont relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des paragraphes II et III de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • le code des postes et des communications électroniques ;
  • la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour les deux requérants par Me Bertrand Périer, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et Me Raphaël Chiche, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 3 janvier 2022 ;
  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
  • les observations en intervention présentées pour M. Lazreg B. et autres par Mes Périer et Chiche, enregistrées le même jour ;
  • les observations en intervention présentées pour M. Pierre R. par Me Périer et Me Joanna Grauzam, avocate au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
  • les observations en intervention présentées pour l’association Ligue des droits de l’homme et l’association des avocats pénalistes par la SCP Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
  • les observations en intervention présentées pour les associations La quadrature du net et Franciliens.net par Me Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
  • les secondes observations présentées pour les associations La quadrature du net et Franciliens.net par Me Fitzjean Ó Cobhthaigh, enregistrées le 18 janvier 2022 ;
  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Chiche, pour les requérants et pour M. Lazreg B. et autres, Me Grauzam, pour M. Pierre R., Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour l’association Ligue des droits de l’homme et l’association des avocats pénalistes, Me Fitzjean Ó Cobhthaigh, pour les associations La quadrature du net et Franciliens.net, et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 15 février 2022 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. Il y a lieu de joindre les deux questions prioritaires de constitutionnalité pour y statuer par une seule décision.

2. Le paragraphe II de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques, dans sa rédaction résultant de la loi du 18 décembre 2013, prévoit :
« Les opérateurs de communications électroniques, et notamment les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne, effacent ou rendent anonyme toute donnée relative au trafic, sous réserve des dispositions des III, IV, V et VI.
« Les personnes qui fournissent au public des services de communications électroniques établissent, dans le respect des dispositions de l’alinéa précédent, des procédures internes permettant de répondre aux demandes des autorités compétentes.
« Les personnes qui, au titre d’une activité professionnelle principale ou accessoire, offrent au public une connexion permettant une communication en ligne par l’intermédiaire d’un accès au réseau, y compris à titre gratuit, sont soumises au respect des dispositions applicables aux opérateurs de communications électroniques en vertu du présent article ».
 

3. Le paragraphe III de ce même article, dans la même rédaction, prévoit :
« Pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales ou d’un manquement à l’obligation définie à l’article L. 336-3 du code de la propriété intellectuelle ou pour les besoins de la prévention des atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données prévues et réprimées par les articles 323-1 à 323-3-1 du code pénal, et dans le seul but de permettre, en tant que de besoin, la mise à disposition de l’autorité judiciaire ou de la haute autorité mentionnée à l’article L. 331-12 du code de la propriété intellectuelle ou de l’autorité nationale de sécurité des systèmes d’information mentionnée à l’article L. 2321-1 du code de la défense, il peut être différé pour une durée maximale d’un an aux opérations tendant à effacer ou à rendre anonymes certaines catégories de données techniques. Un décret en Conseil d’État, pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, détermine, dans les limites fixées par le VI, ces catégories de données et la durée de leur conservation, selon l’activité des opérateurs et la nature des communications ainsi que les modalités de compensation, le cas échéant, des surcoûts identifiables et spécifiques des prestations assurées à ce titre, à la demande de l’État, par les opérateurs ».
 

4. Les requérants, rejoints par les parties intervenantes, reprochent à ces dispositions d’imposer aux opérateurs de communications électroniques la conservation générale et indifférenciée des données de connexion, sans la réserver à la recherche des infractions les plus graves ni la subordonner à l’autorisation ou au contrôle d’une juridiction ou d’une autorité indépendante. L’une des parties intervenantes ajoute qu’une telle conservation ne serait pas nécessaire en raison de l’existence d’autres moyens d’investigation. Il en résulterait une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée, ainsi qu’une méconnaissance du droit de l’Union européenne.

5. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales » et « de l’autorité judiciaire ou » figurant à la première phrase du paragraphe III de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques.

- Sur le fond :

6. La liberté proclamée par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 implique le droit au respect de la vie privée. 

7. En vertu de l’article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques. Il lui incombe d’assurer la conciliation entre, d’une part, les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée.

8. L’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques est relatif au traitement des données à caractère personnel dans le cadre de la fourniture au public de services de communications électroniques. Son paragraphe II prévoit que les opérateurs de communications électroniques effacent ou rendent anonymes les données relatives au trafic enregistrées à l’occasion des communications électroniques dont ils assurent la transmission.

9. Par dérogation, les dispositions contestées du paragraphe III prévoient que ces opérateurs peuvent être tenus de conserver pendant un an certaines catégories de données de connexion, dont les données de trafic, pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales, en vue de la mise à disposition de telles données à l’autorité judiciaire.

10. En adoptant les dispositions contestées, le législateur a poursuivi les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions.

11. Toutefois, en premier lieu, les données de connexion conservées en application des dispositions contestées portent non seulement sur l’identification des utilisateurs des services de communications électroniques, mais aussi sur la localisation de leurs équipements terminaux de communication, les caractéristiques techniques, la date, l’horaire et la durée des communications ainsi que les données d’identification de leurs destinataires. Compte tenu de leur nature, de leur diversité et des traitements dont elles peuvent faire l’objet, ces données fournissent sur ces utilisateurs ainsi que, le cas échéant, sur des tiers, des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée.

12. En second lieu, d’une part, une telle conservation s’applique de façon générale à tous les utilisateurs des services de communications électroniques. D’autre part, l’obligation de conservation porte indifféremment sur toutes les données de connexion relatives à ces personnes, quelle qu’en soit la sensibilité et sans considération de la nature et de la gravité des infractions susceptibles d’être recherchées.

13. Il résulte de ce qui précède qu’en autorisant la conservation générale et indifférenciée des données de connexion, les dispositions contestées portent une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée.

14. Par conséquent, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.

- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :

15. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.

16. D’une part, les dispositions déclarées contraires à la Constitution, dans leur rédaction contestée, ne sont plus en vigueur.

17. D’autre part, la remise en cause des mesures ayant été prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution méconnaîtrait les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et aurait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, ces mesures ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
 
Article 1er. - Les mots « la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales » et « de l’autorité judiciaire ou » figurant à la première phrase du paragraphe III de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale, sont contraires à la Constitution.
 
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 16 et 17 de cette décision.
 
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 24 février 2022, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
 
Rendu public le 25 février 2022. 

JORF n°0048 du 26 février 2022, texte n° 127
ECLI : FR : CC : 2022 : 2021.976.QPC

Les abstracts

  • 4. DROITS ET LIBERTÉS
  • 4.5. DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE (voir également ci-dessous Droits des étrangers et droit d'asile, Liberté individuelle et Liberté personnelle)
  • 4.5.18. Conservation de données de connexion

L'article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques est relatif au traitement des données à caractère personnel dans le cadre de la fourniture au public de services de communications électroniques. Son paragraphe II prévoit que les opérateurs de communications électroniques effacent ou rendent anonymes les données relatives au trafic enregistrées à l'occasion des communications électroniques dont ils assurent la transmission. Par dérogation, les dispositions contestées du paragraphe III prévoient que ces opérateurs peuvent être tenus de conserver pendant un an certaines catégories de données de connexion, dont les données de trafic, pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales, en vue de la mise à disposition de telles données à l'autorité judiciaire. En adoptant les dispositions contestées, le législateur a poursuivi les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions. Toutefois, en premier lieu, les données de connexion conservées en application des dispositions contestées portent non seulement sur l'identification des utilisateurs des services de communications électroniques, mais aussi sur la localisation de leurs équipements terminaux de communication, les caractéristiques techniques, la date, l'horaire et la durée des communications ainsi que les données d'identification de leurs destinataires. Compte tenu de leur nature, de leur diversité et des traitements dont elles peuvent faire l'objet, ces données fournissent sur ces utilisateurs ainsi que, le cas échéant, sur des tiers, des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée. En second lieu, d'une part, une telle conservation s'applique de façon générale à tous les utilisateurs des services de communications électroniques. D'autre part, l'obligation de conservation porte indifféremment sur toutes les données de connexion relatives à ces personnes, quelle qu'en soit la sensibilité et sans considération de la nature et de la gravité des infractions susceptibles d'être recherchées. Il résulte de ce qui précède qu'en autorisant la conservation générale et indifférenciée des données de connexion, les dispositions contestées portent une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée. Censure.

(2021-976/977 QPC, 25 février 2022, cons. 8, 9, 10, 11, 12, 13, JORF n°0048 du 26 février 2022, texte n° 127)
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.6. QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
  • 11.6.3. Procédure applicable devant le Conseil constitutionnel
  • 11.6.3.5. Détermination de la disposition soumise au Conseil constitutionnel
  • 11.6.3.5.1. Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que la disposition renvoyée.

(2021-976/977 QPC, 25 février 2022, cons. 5, JORF n°0048 du 26 février 2022, texte n° 127)
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.8. SENS ET PORTÉE DE LA DÉCISION
  • 11.8.6. Portée des décisions dans le temps
  • 11.8.6.2. Dans le cadre d'un contrôle a posteriori (article 61-1)
  • 11.8.6.2.2. Abrogation
  • 11.8.6.2.2.3. Disposition déjà abrogée

Le Conseil constitutionnel constate que les dispositions qu'il déclare contraires à la Constitution ne sont plus en vigueur dans leur rédaction contestée.

(2021-976/977 QPC, 25 février 2022, cons. 16, JORF n°0048 du 26 février 2022, texte n° 127)
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.8. SENS ET PORTÉE DE LA DÉCISION
  • 11.8.6. Portée des décisions dans le temps
  • 11.8.6.2. Dans le cadre d'un contrôle a posteriori (article 61-1)
  • 11.8.6.2.4. Effets produits par la disposition abrogée
  • 11.8.6.2.4.1. Maintien des effets

En l'espèce, la remise en cause des mesures ayant été prises sur le fondement des dispositions censurées relatives à la conservation des données de connexion méconnaîtrait les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions et aurait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, ces mesures ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

(2021-976/977 QPC, 25 février 2022, cons. 17, JORF n°0048 du 26 février 2022, texte n° 127)
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