Retrouvez l'entretien du Président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, au quotidien Le Parisien / Aujourd'hui en France
Dans un entretien accordé au journal Le Parisien dans son édition du 25 septembre 2024, le Président du Conseil constitutionnel s'exprime sur une situation « sans précédent » mais rappelle la « stabilité adaptative » de la Constitution.
Avec l'aimable autorisation du quotidien, nous vous proposons de retrouver cette interview dans son intégralité.
Laurent Fabius organise le 3 octobre la 7e Nuit du droit, avec 200 manifestations dans toute la France. Objectif : faire mieux connaître le droit et ses métiers. Au Palais-Royal à Paris, le président du Conseil constitutionnel a notamment convié l’Américain John Kerry et Ioulia Navalnaïa, veuve de l’opposant russe Navalny. En attendant, celui qui finit son mandat en mars 2025 assure que son institution veillera au bon respect des règles, notamment pendant l’examen budgétaire.
Articles 49-3, 68, 8, 11, etc… On n’a jamais autant parlé de la Constitution !
C’est vrai. Beaucoup de nos concitoyens, ressentant ce que j’appelle un « malaise démocratique », cherchent des repères, et précisément la Constitution, est, par son étymologie même, « ce qui nous tient ensemble ». Elle est la loi des lois. Le Conseil constitutionnel sera bien sûr vigilant sur le respect du droit.
La Ve République est-elle adaptée à un paysage politique éclaté en trois blocs ?
Les difficultés de ce paysage inédit viennent-elles surtout de la Constitution ? N’existe-t-il pas plutôt un lien avec les politiques suivies et avec la pratique des institutions ? Notre texte suprême, après 66 ans, présente un grand mérite dans ce monde troublé : sa stabilité adaptative. Ne l’oublions pas !
Pour vous, nous sommes clairement en cohabitation ?
Nous sommes face à une sorte de multi-cohabitation : président, premier ministre, gouvernement, groupes de la « majorité », groupes des oppositions. La situation actuelle est sans précédent.
Le budget ne sera pas présenté le 1er octobre, mais autour du 9 octobre. Est-on encore dans les délais ?
On devra l’être, en gardant à l’esprit plusieurs étapes à respecter, y compris une probable saisine du Conseil constitutionnel en fin de parcours. Si l’urgence est déclarée, nous disposerons, nous, de 8 jours pour nous prononcer. Notre jurisprudence exige, notamment, que les chiffres du budget ne soient pas entachés « d’insincérité » et que soit respectée la clarté et la sincérité du débat parlementaire.
Que se passe-t-il si le budget n’est pas voté ?
Si le budget n’était pas voté, la situation n’aurait pas de précédent. En nous rappelant que la France n’est pas une île isolée du monde.
Le président peut-il revendiquer un domaine réservé ?
La Constitution n’utilise pas ces termes. Sur la défense par exemple, il est écrit que le Président est « le chef des armées », mais le Gouvernement, donc le Premier ministre, « dispose de la force armée » et est « responsable de la défense nationale ». En pratique, même si existe généralement dans ce domaine une prééminence présidentielle, beaucoup dépend des situations et des personnes.
Marine Le Pen disait qu’en cas de victoire du RN, Macron n’aurait plus qu’un rôle de chef des armées honorifique ?
On ne retrouve pas cette épithète dans la Constitution.
La demande de destitution du chef de l’État, via l’article 68 déclenché par LFI, est-elle fondée ?
Le bureau de l’Assemblée a donné son feu vert. La proposition relève désormais de la commission des Lois. Puis, le cas échéant, de l’Assemblée elle-même, avant un éventuel examen par le Sénat. Pour autant, la plupart des observateurs ne croient pas que la demande puisse aboutir.
En ne nommant pas un Premier ministre issu du bloc arrivé en tête aux législatives, le chef de l’État a-t-il commis un coup de force ?
Juridiquement, le Président n’a pas l’obligation de choisir telle personnalité plutôt que telle autre ; politiquement, c’est autre chose.
Des recours avaient été déposés contre la dissolution. Le Conseil s’est déclaré incompétent…
C’est exact. Cela ne signifie pas que le Conseil ferait de même si se produisait une violation manifeste de la Constitution, par exemple une nouvelle dissolution décidée moins d’un an après la précédente.
On a vu des ministres démissionnaires participer à des votes à l’Assemblée. C’est légal ?
Cela s’est produit dans le passé, sans poser de problème, pour l’élection à la Présidence de l’Assemblée.
Que dit le Conseil sur des législatives à la proportionnelle ?
Le choix du mode de scrutin ne relève pas de la Constitution. En 1985, j’étais Premier ministre lorsque nous avons, avec François Mitterrand, fait adopter la proportionnelle, dont il existe d’ailleurs plusieurs variantes. Un principe doit être respecté, celui de l’égalité devant le suffrage.
Vous aviez dit en mai dernier que la préférence nationale n’était pas inscrite dans la Constitution. N’étiez-vous pas sorti de votre rôle ?
Au contraire, j’ai rappelé le droit, à savoir qu’on peut adopter des dispositions spécifiques à propos des étrangers mais que la préférence nationale « systématique », elle, n’est pas conforme à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel est-il politisé ?
La fonction du Conseil est juridique, pas politique. Lorsqu’il a validé juridiquement l’essentiel de la réforme des retraites, certains ont dénoncé une orientation manifestement « de droite ». Mais lorsque, quelques semaines plus tard, le même Conseil a censuré une partie de la loi immigration, il a été critiqué, cette fois pour un tropisme manifestement « de gauche » ! Ce qu’il faut comprendre c’est qu’il n’appartient pas au Conseil de dire si une disposition législative est bonne ou mauvaise, mais si elle est juridiquement conforme ou non à la Constitution. C’est ce que nous faisons.
Les députés Charles de Courson, rapporteur général du Budget, et Éric Coquerel, président de la commission des Finances, ont cherché en vain à obtenir les lettres plafonds. Une entorse à la Constitution, selon eux.
Les textes leur attribuent un large pouvoir de contrôle « sur pièces et sur place ». Ils doivent être respectés.
Votre mandat s’achève en mars. Votre plus grande fierté, votre plus grand regret ?
Je n’ai pas de regrets. J’espère avoir servi comme il faut. Je dresserai un bilan complet à la fin de mon mandat. Avec le collège qui m’entoure, nous nous sommes attachés à consolider l’État de droit, moderniser nos procédures de jugement et ouvrir largement le Conseil au plan national et international. Ces trois priorités sont celles que je m’étais fixées lors de ma nomination il y a bientôt neuf ans.
Propos recueillis par Marcelo Wesfreid